Sur le jeu dans l’analyse

Par

 

Elsa Oliveira Dias

Psychanalyste, Docteur en Psychologie clinique (Université Pontificale de São Paulo), Présidente de la Société Brésilienne de Psychanalyse Winnicottienne et Directrice des pôles d’enseignement et de formation.

Traduit du portugais par Loris Notturni

Fonds National de la Recherche Scientifique – Université de Liège

 

Winnicott fut rendu célèbre par les notions de phénomènes transitionnels et de jeu [playing]. Cela n’est pas surprenant compte tenu de l’originalité indéniable de ces concepts et, plus particulièrement en ce qui concerne le Brésil, du fait que Playing and Reality fut le second livre de l’auteur à être traduit en portugais en 1975. Analystes et psychothérapeutes l’ont lu avant tout autre œuvre de l’auteur, ceci expliquant pourquoi ces deux concepts ont été depuis près de deux décennies quasiment la seule référence obligatoire à son travail. Le psychanalyste britannique a effectivement tissé d’importantes similitudes entre la psychanalyse et le jeu. Il dit, par exemple, que

« […] la psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état ou il n’est pas capable de jouer à un état ou il est capable de le faire »1.

Un problème en particulier s’est dessiné à partir de ces revendications winnicottiennes à propos du jeu, probablement en raison du fait qu’elles n’ont pas été, à l’époque, entendues en rapport avec l’idée de maturation. Il fut ainsi décrété que le cadre analytique était, par définition, l’espace potentiel où l’on joue, quelle que soit la maturité émotionnelle du patient. Cela a conduit à de nombreuses reprises à affirmer, au nom de Winnicott, une sorte de « liberté » accrue, de latitude supplémentaire dans l’exercice analytique – certains analystes parlaient de «plus grande spontanéité »! – n’engageant cependant aucun changement dans la conception que l’on se faisait de l’analyse.

1
p.84

« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Jeu et réalité, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1971, 1

Tout se s’est passé comme si Winnicott avait autorisé un assouplissement de la règle et du lieu analytique, ce qui diminuait bien sûr la tension liée à l’abstinence chez l’analyste et à la tâche pressante de provoquer chez le patient l’angoisse qui mobiliserait la psyché.

Dans cette communication, je voudrais insister sur quelques points qu’il serait utile de prendre en compte en vue de répondre à cette délicate question : en termes winnicottiens, qu’est-ce que le jeu dans l’analyse ? Car c’est Winnicott qui a soulevé cette question dans le champ de la psychanalyse. Jusque là, tout ce qui avait été fait en termes de jeu – à l’instar de Melanie Klein, par exemple – se condensait autour de l’idée que le jeu était un moyen, expressément choisi pour surmonter l’inconvénient relatif au fait que les enfants présentent moins de capacité à communiquer leurs émotions par la parole. Le jeu n’était donc pas considéré en lui-même mais pour ce qu’il permettait, à savoir révéler symboliquement les angoisses et fantasmes inconscients. Pour Winnicott, toutefois, le jeu a une valeur intrinsèque qui n’est pas déductible de ce qu’il révèle, car c’est le jeu lui-même qui est thérapeutique :

« Je voudrais détourner l’attention de la séquence: psychanalyse, psychothérapie, matériel de jeu et jeu pour la présenter dans le sens inverse. En d’autres termes, c’est le jeu qui est universel et qui correspond à la santé: l’activité de jeu facilite la croissance et par là même la santé. […] le jeu peut être une forme de communication en psychothérapie et, en dernier lieu, je dirais que la psychanalyse s’est développée comme une forme très spécialisée du jeu mise au service de la communication avec soi-même et avec les autres. Ce qui est naturel, c’est de jouer, et le phénomène très sophistiqué du vingtième siècle, c’est la psychanalyse. Il serait bon de rappeler constamment à l’analyste non seulement ce qu’il doit à Freud, mais aussi ce que nous devons à cette chose naturelle et universelle, le jeu »2.

Il n’en fut pas ainsi et l’analyse, en tant que tel, ne serait pas possible. Mais quel est le réel tribut que la psychanalyse doit rendre au jeu ? J’ai pris conscience, sur le plan professionnel, de la nécessité de se mettre à distance de l’objectivité pure et dure après l’épisode suivant : dans les années 1970, j’étais en stage dans une zone périphérique de São Paulo, entourée de bidonvilles. L’objectif était de fournir des soins et des conseils aux mères des bidonvilles et d’écouter leurs préoccupations concernant les enfants. À un moment donné, il m’a été demandé de rencontrer individuellement une fille d’environ 25 ans, très angoissée. Elle vint me voir le jour convenu et me parla de ses nombreuses peurs, son affliction et son inquiétude permanente. Elle évoqua des craintes qu’elles considéraient «cinglées», comme la difficulté de sortir de chez elle, d’aller au supermarché etc. Il y avait chez elle un cadre général d’insécurité qui faisait penser à de la panique.

2

Ibid., p.90

2

À la fin de l’entrevue, je lui ai dit : “je crois comprendre ce qui t’indispose. Jeudi prochain, je serai là et je t’attendrai pour que l’on parle à nouveau”. Elle sursauta et dit: “Mais pour quoi faire? J’ai déjà dit tous mes problèmes !”. Je lui ai répondu : “Tu m’en diras plus sur ces craintes et les problèmes qui vont avec”. Elle : “Mais vous allez tout écouter à nouveau ? Parce que je ne vais pas réussir à résoudre d’ici la semaine prochaine d’autres problèmes à raconter”.

En réalité, cette jeune fille ne savait pas jouer : elle n’avait pas idée que ce n’était pas tant ce qu’elle allait dire qui importait. Car s’il y a quelque chose de vraiment nouveau chez Winnicott, c’est d’avoir montré que le contenu passe au second plan, en particulier dans certains cas. À partir d’une compréhension commune des choses et de la pensée psychanalytique établie, il est réellement difficile de penser que « l’expérience d’être vraiment en contact avec l’autre », de « faire l’expérience continue de ne pas avoir besoin de se défendre d’une intrusion », de « vivre ou revivre des choses ensemble », d’« être seul en présence de quelqu’un » ou encore de « pouvoir compter sur » puissent être curatifs en eux-mêmes. Et c’est bien ce qui est en jeu avec la jeune fille : soutenue par la continuité que je peux lui fournir en tant qu’analyste, elle pourrait peut-être, avec du temps et de la chance, en venir à incorporer ces possibilités de relations et les étendre à d’autres domaines.

I. La nature du jeu

a) Tributaire de la créativité originaire – inhérente à chaque être humain mais qui peut dépérir si elle n’est pas facilitée par l’environnement –, le jeu est essentiellement une expérience créative. Si ce n’est pas le cas, il ne s’agit pas de jeu. Disons les choses autrement : quoi que nous expérimentions de façon créative, à partir de l’impulsion créatrice, cela s’appelle du jeu. C’est par lui que l’individu sépare les significations toute faites et les formules préétablies des rôles et des tâches, tout en élaborant un domaine de création avec des échantillons de la réalité. Je cite Winnicott :

« Ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer, c’est une expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie »3.

b) Cela revient à dire que l’espace potentiel est le lieu où nous vivons quand nous sommes en bonne santé ou, pour le dire autrement, nous vivons la plupart du temps en dehors de la perception

3

Ibid., p.103

3

attentive de la réalité objective. À ma connaissance, Winnicott est le seul auteur dans le champ psychanalytique pour qui la créativité est un critère de diagnostic : sa présence indique la santé, son absence préfigure la maladie.

c) Il n’est pas simplement question ici de penser, fantasmer (fantasying) ou désirer : le jeu consiste à faire des choses, comme utiliser créativement des objets disponibles comme échantillons de la réalité, et qui prend du temps4. Le jeu est une sorte d’exploration imaginative soutenue dans un faire, qui se laisse guider par l’imagination du self créatif et aidé par les objets disponibles aux alentours, tout ceci se circonscrivant dans un temps et un espace propres.

« Dans cette aire, l’enfant rassemble des objets ou des phénomènes appartenant à la réalité extérieure et les utilise en les mettant au service de ce qu’il a pu prélever de la réalité interne ou personnelle. Sans halluciner, l’enfant extériorise un échantillon de rêve potentiel et il vit, avec cet échantillon, dans un assemblage de fragments empruntés à la réalité extérieure »5.

Winnicott insiste sur cet aspect du jeu – et de ses précurseurs, les phénomènes transitionnels –, se situant par définition entre la réalité psychique personnelle et les choses de la réalité externe (cf. le bébé ne sait toujours rien de l’extérieur). Le jeu réside en l’incidence de l’imagination sur les objets de la réalité extérieure, et c’est par ce biais que le self acquiert la capacité de transformer la réalité. C’est en ce sens que Winnicott affirme que « l’expérience est un constant commerce d’illusion, un accès répété à l’interaction entre la créativité et ce que le monde a à offrir »6. Sur le même sujet, l’auteur dit également ceci :

« En jouant, l’enfant manipule les phénomènes extérieurs, Il les met au service du rêve et il investit les phénomènes extérieurs choisis en leur conférant la signification et le sentiment du rêve »7.

d) Le domaine dans lequel l’enfant habite lorsqu’il joue n’est pas quelque chose qui s’abandonne facilement, pas plus qu’il ne tolère l’invasion. L’enfant est protégé par une circonscription imaginative strictement personnelle qui ne peut souffrir d’être interrompue brusquement par l’apparition d’une réalité donnée externe.

4 5 6

7

Ibid., p.90
Ibid., p.105
Lettre à R. Money-Kyrle du 27 novembre 1952 in Lettres Vives, trad. M. Gribinski, Paris, Gallimard, 1989 p.79 – je souligne
« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Op.cit., 1971, p.105

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e) L’état de distraction est l’une des caractéristiques du jeu et des activités liées à l’espace potentiel – Winnicott parle de préoccupation –, état qui ne peut s’établir que s’il y a eu incorporation du sentiment de sécurité, que s’il y a quelqu’un qui garantit la permanence des choses au-dehors. Cette distraction constitue la forme même de la concentration chez les enfants plus âgés et les adultes et de la capacité d’être seul en présence de l’autre. Tout ceci suggère que la vie est fondamentalement régie par l’impulsion créatrice et non par des stimuli externes.

f) Le jeu, nous dit Winnicott, est « extraordinairement excitant ». Il faut pourtant bien comprendre

« que s’il est excitant, ce n’est pas essentiellement parce que les instincts y sont à l’œuvre. Ce dont il s’agit, c’est toujours de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels. C’est de la précarité de la magie elle-même qu’il est question, de la magie qui naît de l’intimité au sein d’une relation dont on doit s’assurer qu’elle est fiable »8.

g) Et c’est pour être « ce jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels », conjointement à « la magie qui naît de l’intimité au sein d’une relation dont on doit s’assurer qu’elle est fiable » que « le jeu est essentiellement satisfaisant, ce qui se vérifie même s’il conduit à un degré élevé d’angoisse »9. Cela signifie que si l’enfant (tout comme l’adulte) est en mesure de jouer – et conforté en ceci par l’environnement –, la multitude ininterrompue et permanente d’activités distrayantes, courantes aujourd’hui, devient complètement dispensable10.

8 9 10

Ibid., p.98
Ibid., p.106
J’ai eu un patient qui, lorsqu’il se présenta pour la première fois, souffrait d’anxiété et de frayeur au point d’en être épuisé, ce qui était devenu pour lui un véritable cauchemar. Quadragénaire, industriel ayant réussi et fait fortune, habitant un superbe appartement avec une famille qu’il adorait, il faisait face à l’époque à des risques de faillite , ce qui le conduisit à verser dans une dépression anxieuse, en rapport avec cette période de gestion difficile. Pour lui, un aspect central de ce « déclin » était de vivre dans la peur de ne pas être à la hauteur de certains défis. Il ne disposait pas d’un for intérieur à partir duquel se demander si ceux-ci importaient vraiment : il devait être, dans son réseau social, le plus beau, le plus intelligent, le mieux habillé, celui qui avait voyagé le plus, celui qui possédait la meilleure voiture, et tout cela dans une surenchère interminable, en raison du risque possible et permanent d’être dépassé et donc humilié par un concurrent potentiel, qui ferait meilleure figure que lui. Soit il gagnait, soit il était humilié, anéanti, l’humiliation étant d’être mis à nu dans sa « pauvreté ». Et même quand il s’imposait comme le meilleur, le repos accordé par la victoire n’était que de très courte durée. Sa femme, intelligente, entière et maternelle, percevait son manque de maturité et essayait de l’aider. Cependant, il la blessa à de nombreuses reprises en lui reprochant par ne pas accorder d’attention à de petits détails qui, selon lui, allaient exposer sa fragilité. Face à toute chose ayant de l’allure, il ne pouvait résister à entrer en compétition. Mais la satisfaction d’être victorieux était toujours éphémère : il ne fallait pas beaucoup de temps pour qu’elle redevienne à nouveau nécessaire.

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h) « Il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles »11.

II. Les racines du jeu

Comme la capacité de jouer est une acquisition, elle a des racines, une préhistoire, des prérequis.

a) Le jeu prend racine dans l’aire de l’illusion d’omnipotence, laquelle est rendue possible par les soins maternels, lorsque la mère offre au bébé la possibilité d’habiter aussi longtemps que nécessaire un monde subjectif où la réalité extérieure n’interfère pas. Comme l’adaptation est absolue, grâce à l’illusion de contact, le bébé n’est encore en mesure de sentir l’espace le séparant de sa mère – espace qui par ailleurs a toujours été. C’est à cette période que le bébé peut, grâce à l’environnement favorisant, faire l’expérience d’intégration, dans l’état excité, pour retourner ensuite à l’état non intégré.

b) Un peu plus tard, cette aire va s’enrichir de phénomènes transitionnels et se peupler d’objets transitionnels qui initieront la séparation entre la mère et le bébé. Ensuite, après que le bébé ait atteint la position du Je suis, l’aire sera occupée par le jeu et, par la suite, par les activités culturelles et artistiques. Tout ce qui est fait dans cet espace – car le jeu implique un faire – est exempt d’appréciation « objective » de la réalité.

c) Cette aire, cette ligne de séparation entre la mère de l’enfant, a toujours été là. Néanmoins, elle va devenir un espace potentiel avec l’apparition des phénomènes transitionnels, constituant alors essentiellement un « entre-deux » entre la mère et le bébé. Winnicott dit :

« Pour assigner une place au jeu, j’ai fait l’hypothèse d’un espace potentiel entre le bébé et la mère »12.

Il faut toutefois noter que, premièrement, cette aire du jeu n’est ni dedans ni dehors. De plus, elle « n’est pas la réalité psychique interne. Elle est dehors, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur »13. Deuxièmement, la constitution de l’espace potentiel n’est pas un processus

11 12 13

Ibid., p.105 Ibid., p.90 Ibid., p.105

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automatique qui s’actualiserait par le simple effet du temps qui passe. Troisièmement, le fait de jouir de l’espace potentiel est indépendant de toute détermination héréditaire ; au contraire,

« le trait spécifique de ce lieu où s’inscrivent le jeu et l’expérience culturelle est le suivant : l’existence de ce lieu dépend des expériences de la vie, non des tendances héritées »14

Ou, pour le dire autrement :

« Cet espace varie beaucoup selon les expériences de vie du bébé en relation avec la mère ou la figure maternelle »15.

Pour que cet espace puisse se constituer, devenir significatif et être apprécié comme tel – avec la pleine manifestation de la pulsion créatrice et de la vie imaginative –, il est nécessaire que l’environnement soit fiable et ait déjà favorisé l’incorporation de cette fiabilité chez le bébé, ouvrant au sentiment de confiance.

« Là où se rencontrent confiance et fiabilité, il y a un espace potentiel, espace qui peut devenir une aire infinie de séparation, espace que le bébé, l’enfant, l’adolescent, l’adulte peuvent remplir créativement en jouant, ce qui deviendra ultérieurement l’utilisation de l’héritage culturel »16.

C’est la fiabilité de l’environnement – et, subséquemment, le sentiment intégré de protection – qui permet d’être détendu, ce repos d’où surgira l’impulsion créatrice, le reaching out à partir duquel l’expérience accomplie peut être ressentie comme réelle et personnelle. Une fois incorporée, cette capacité permettra plus tard à l’enfant de « se perdre » dans le jeu et, chez l’adulte, d’être capable de s’investir dans une tâche et de participer au patrimoine culturel de l’humanité, ou tout simplement d’en profiter.

« Tel bébé sera traité avec une compréhension si grande au moment où la mère se sépare de lui que l’aire de jeu sera immense, mais tel autre aura, à ce stade de son développement, une expérience si pauvre qu’il ne lui restera qu’une toute petite chance d’évoluer hors de l’alternative introversion-extraversion. Dans ce second cas, l’espace potentiel ne compte pas, car le sentiment de confiance combiné à la fiabilité n’a jamais pu s’édifier et, du même coup, il n’y a pas eu de réalisation de soi dans la détente »17.

Pour que cet itinéraire, cette trajectoire de la capacité de jouer – laquelle s’enracine dans l’illusion d’omnipotence – puisse se produire, il faut que quelqu’un mette en train et maintienne l’espace

14 15 16 17

« Le lieu où nous vivons » in Jeu et réalité, 1971, p.199
« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Op.cit., 1971, p.90 « Le lieu où nous vivons » in Op.cit, 1971, p.199
Ibid.

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potentiel. Il doit y avoir une disponibilité (pour accueillir l’impulsion créatrice) et du temps (suffisamment pour soutenir et contenir tous les moments qui requièrent un début, un milieu et une fin). C’est ici que se constitue, dans l’expérience de l’enfant, un aspect spécifique et profond relatif à sa temporalité. La mère saura-t-elle jouer avec le bébé de manière prolongée, ou s’en tiendra-t-elle strictement à ce qui est convenu ou prescrit par le médecin ? Prend-t-elle du plaisir à faire avec lui des choses agréables, bien qu’elles soient totalement inutiles d’un point de vue pratico-pratique ? Lui parle-t-elle, même en sachant qu’il ne comprend rien du tout, sinon ce que son visage reflète, la modulation de sa voix ou son fredonnement ? Reste-t-elle couchée, à ses côtés, sans faire de bruit, sans faire attention au temps ?

Un de mes patients, la trentaine, s’est marié à une époque où il pouvait déjà reconnaître et valoriser l’impulsion créatrice. À l’époque où il s’est présenté chez moi, il était presque évident que la spontanéité avait été pratiquement enterrée. Cela n’empêcherait pourtant pas qu’il devienne bon gars, zélé dans ses fonctions, mais on pouvait craindre que sa vie, qui se résumait alors à répondre aux attentes de la famille, devienne insignifiante. Le jeune couple eut rapidement un bébé, auquel mon patient s’est identifié presque immédiatement quand il a vu sa femme réguler de part en part la vie du tout jeune enfant. Il m’a dit : « J’ai compris et j’ai été terrorisé : elle ne peut pas supporter de voir le bébé dans une situation non définie. Ou le bébé doit être en train de manger, ou être dans son bain, ou avoir sa couche changée ou être en train de dormir. S’il reste dans simplement dans son berceau, à gazouiller ou à scruter les choses aux alentours, ça la préoccupe ».

Dans cette analyse, le bébé m’a été d’une grande aide. Cependant, le patient lui-même a encore beaucoup de temps avant de devenir capable de jouer. Souvent, les mères et analystes pétris d’objectivité, prenant à cœur leurs tâches éducatives et/ou interprétatives, peuvent constituer un obstacle et empêcher l’essentiel de se produire, pour la raison simple qu’ils n’ont pas toujours conscience du fait que, comme le souligne Winnicott, « l’expérience de la nutrition imaginative est beaucoup plus vaste que l’aspect purement physique de la chose ne le laisse penser »18. Toutes les curieuses habitudes que les bébés manifestent lorsqu’ils se nourrissent montrent que

« leur vie ne se limite pas à dormir et à boire du lait, qu’elle va au-delà de la gratification instinctuelle apportée par l’ingestion et la digestion de repas suffisamment copieux. […] Pendant qu’il mange, un enfant fait toutes sortes de choses qui nous paraissent inutiles parce qu’elles ne contribuent d’aucune manière à lui faire prendre du poids. J’affirme que ce sont ces choses-là, précisément, qui nous rassurent sur le fait que le nourrisson se nourrit bel et bien, au lieu d’être nourri simplement, qu’il vit une vie au lieu de se contenter de réagir aux

18
1995, p.38

« Que savons-nous des bébés suceurs de tissus ? » (1956) in Conseils aux parents, trad. S. Boulogne, Paris, Payot, 8

stimulations qui lui sont offertes »19.

Si cela est vrai dans les premiers stades de la vie, ça l’est également dans l’analyse, en particulier lorsque le patient a besoin de régresser à la dépendance.

III. Le jeu dans l’analyse

Le jeu ne constitue pas un supplément à l’analyse : c’est bien plutôt une certaine qualité – qui peut se produire ou non – de la rencontre analytique elle-même. Par définition, il n’est pas question de jeu dans l’analyse, car cela dépend avant tout d’un certain degré de maturation, d’une certaine santé. Et si cela est valable pour le patient – et surtout pour lui, car c’est de lui dont on s’occupe –, c’est également vrai en ce qui concerne l’analyste. Un travail analytique satisfaisant requiert à la fois que, d’une part, l’analyste engage sa propre capacité de jouer et que, d’autre part, il réalise à quel moment le patient devient lui-même capable de jouer.

En ce qui concerne la possibilité du jeu – présupposant qu’il faille comprendre son origine et faciliter les conditions de son émergence –, Winnicott mentionne une idée importante (citée ci-dessous) à l’occasion d’un texte portant sur la capacité d’être seul, conquête postérieure à l’acquisition de l’identité unitaire, atteinte quand la vie est régie par des impulsions personnelles, lesquelles, répétons-le, découlent de l’état de repos et non de sollicitations extérieures :

« C’est seulement lorsqu’il est seul (c’est-à-dire, en présence de quelqu’un) que le petit enfant peut découvrir sa vie personnelle. Le terme pathologique de l’alternative est une existence fausse, construite sur des réactions à des excitations externes. Quand il est seul dans le sens ou j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul, le petit enfant est capable de faire l’équivalent de ce qui s’appellerait se détendre chez un adulte. Il est alors capable de parvenir à un état de non-intégration, de rêvasser [to flounder], d’être dans un état où il n’y a pas d’orientation; et pendant un temps, il lui est donné d’exister sans être soit une réaction contre une immixtion extérieure, soit une personne active dont l’intérêt ou le mouvement suit une direction. Le terrain est prêt pour une expérience instinctuelle [id experience]. Arrive quelque chose à sentir ou une pulsion; dans ce cadre , la sensation ou la pulsion sera ressentie comme réelle et constituera vraiment une expérience personnelle »20.

En s’axant sur l’idée que la santé est liée à la possibilité de préserver et de rendre disponible l’impulsion créatrice dans l’état de repos, Winnicott évoque, dans le quatrième chapitre de Jeu et

19 20

Ibid., pp.38-39
« La capacité d’être seul » (1958) in De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969, p.330-331. Traduction légèrement modifiée. N.d.l.a. :Winnicott utilise ici des termes propres à la psychanalyse traditionnelle, à savoir le terme ça [id], afin de promouvoir la communication entre pairs. Le ça ne renvoie pas ici à l’instance d’un appareil psychique, mais désigne l’expérience instinctuelle en général.

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réalité21, la séance avec un patient auquel il a permis d’atteindre dans l’analyse un état d’absence de forme [formlessness], c’est-à-dire un état antérieur au formatage de la personnalité qui serait le résultat d’un environnement initial contrôlant. C’était le seul moyen pour récupérer, dans l’expérience, le sentiment de rencontre et de vivre à partir du self.

J’esquisserai maintenant quelques façons par lesquelles le jeu ou même des prémisses de jeu peuvent être envisagés dans l’analyse.

a) Chez les patients plus matures, même dans les cas de dépression simple, je remarque qu’il y a bien un espace pour jouer tel que je le décris. Néanmoins, cela ne se produit qu’à condition que la dépendance ne soit pas trop profonde. Dans de tels cas, bien que ces patients accordent de l’importance à l’analyse et à la confiance qui s’y crée, un découplage, une séparation se produit en dépit de pouvoir, pour eux, « compter sur ». Cette séparation ne résulte pas seulement du fait qu’ils puissent me voir comme une personne extérieure, mais correspond aussi à la solitude essentielle qui caractérise tout être humain, à la capacité d’être seul en présence d’un autre. Ils s’ouvrent au contact mais, à proprement parler, leur vie est à eux.

b) Même chez les patients gravement malades, après un certain parcours en analyse, le jeu en guise de communication est l’indice qu’ils se sentent mieux. Je pense à un patient schizophrène, déjà un peu plus mature, qui, quand il se sent libre des ruminations sans fin lui empêchant de vivre en société, arrive et fait une farce. Il se met à ma place en disant « Et alors, comment était votre semaine? Comment allez-vous? » Cela nous fait rire tous les deux. Pourtant, ces patients craignent particulièrement que l’analyste surestime cette « amélioration », ou s’appuie sur la partie saine, ce qui irait de pair avec un relâchement des soins.

Cet enjeu est bien circonscrit dans le compte rendu que Margaret Little fit de son analyse avec Winnicott, lorsqu’elle relate des propos en séance où celui-ci déclara :

« Yes, you are ill, but there is plenty of mental health there too ». I began to react with anxiety, and he added. « But that’s for later on, the important think now is the illness », having recognized my fear that he would deny or lose sight of it »22.

21

22

« Jouer. L’activité créative et la quête du soi ». Nous recommandons vivement au lecteur la lecture de ce magnifique travail.
LITTLE M., Psychotic Anxieties and Containment. A Personal Record of an Analysis with Winnicott, Jason Aronson, London, 1977, p.48

10

c) En ce qui concerne les patients dont la personnalité n’est rien d’autre qu’une « collection de réactions aux empiétements de l’environnement », lesquels sont particulièrement enclins à régresser à la dépendance, il est impératif de permettre autant qu’il est nécessaire cette absence de forme, cet état antérieur aux formatages et soumissions subies. À ce titre, Winnicott déclare que :

« [la] personne que nous essayons d’aider a besoin d’une nouvelle expérience dans une situation particulière. L’expérience est celle d’un état qui ne se donne pas de but, on pourrait parler d’une sorte de fonctionnement à bas bruit [a sort of ticking over]23 de la personnalité non-intégrée. Je me suis référé à ce problème quand j’ai parlé d’absence de forme [formlessness] dans le cas décrit au chapitre II »24.

d) Citons aussi le cas du patient qui se permet d’aborder des sujets sans but précis, simplement pour le plaisir de s’en rappeler. Il s’agit d’un rapprochement de l’état de non-intégration ou, plus précisément, de repos. Cela semble être la seule façon par laquelle il s’octroie une trêve relative dans l’état d’alerte permanent, visant à prévenir les intrusions et « ne pas être pris en défaut ».

Dans un texte ancien de 194525, où les conséquences cliniques de la théorie de Winnicott ne sont pas encore bien développées, on peut trouver une observation intéressante à la fois sur la façon dont l’état intégré peut apparaître en séance et ce qu’il revient à l’analyste de faire dans ce cas là :

« Un exemple du phénomène de non-intégration nous est donné par un fait très commun: le patient donne chaque détail du week-end et se sent satisfait à la fin si tout a été dit, bien que l’analyste, lui, sente qu’aucun travail analytique [nlda : j’ajouterais « au sens traditionnel »] n’a été accompli. Parfois, il nous faut interpréter cela comme le besoin qu’a le patient d’être connu d’un bout à l’autre par une personne, l’analyste. Être connu, cela signifie se sentir intégrer au moins dans la personne de l’analyste »26.

Afin d’illustrer l’émergence du jeu dans l’analyse, j’en viens au cas d’un de mes patients qui avait fait auparavant de nombreuses années d’analyse, selon le modèle et la fréquence traditionnels. Après les premières années, il déclare avoir ressenti une immense lassitude et du désespoir en se rendant à chaque séance, car il savait d’avance que quelle que soit la question, elle serait toujours

23

24

25 26

« Jouer. L’activité créative et la quête du soi » in Op.cit, 1971, p.111. Remarque importante : To tick over désigne ici un mode continu et normal de fonctionnement : par exemple, lorsqu’on parle d’un moteur de voiture qui tourne à bas régime, de manière continue et stationnaire, on dira the engine is ticking over. La traduction française officielle s’appuie sur une autre acception (on tick : « à crédit ») qui élude totalement le sens de la phrase de Winnicott. Le choix du traducteur français est ici non seulement erroné mais absurde. J’utilise ici l’expression « fonctionner à bas bruit » (ou à « bas régime »), qui s’approche plus du sens métaphorique utilisé par Winnicott (N.d.T).

On trouvera des illustrations cliniques de cet état dans le quatrième chapitre de Jeu et Réalité et dans l’article « Rien au centre » (1959) paru en français dans La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad. J. Kalmanovitch et M. Gribinski, Paris, Gallimard, 2000, pp.56-59
« Le développement affectif primaire » (1945) in Op.cit, 1969, pp.57-71

Ibid., p.63

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rabattue sur le terrain du complexe d’Œdipe. Quand j’ai demandé pourquoi alors il avait poursuivi si longtemps cette analyse, il me répondit que c’était par peur ne pas tolérer l’angoisse et de se suicider. L’analyse fonctionnait donc comme comme une sorte de surveillance autorisée contre le suicide, pour laquelle il avait moins de crainte et de culpabilité que d’être livré à lui-même. Il m’a dit avoir acquiescé plusieurs fois à l’interprétation de l’analyste, car il savait que manifester son désaccord aurait été inutile et aurait été à coup sûr interprété comme de la résistance. Il a évoqué aussi un sentiment de désespoir lié à son impuissance à changer la trajectoire interprétative que l’analyste donnait déjà dès les premiers mots de la séance. À ce titre, Winnicott nous rappelle que « l’interprétation donnée quand le matériel n’est pas mûr » revient à de « l’endoctrinement qui engendre la soumission »27.

Ce patient gardait en lui une inquiétude qui lui empêchait tout repos. Il suffisait que le téléphone sonne à une heure inhabituelle pour qu’il souffre de tachycardie sur-le-champ. S’il lui venait une bonne idée ou s’il faisait preuve de créativité, il lui fallait tout de suite appeler ses enfants pour savoir s’ils allaient bien. Il eut un père perturbant, dont la colère pouvait exploser à tout moment, un frère violent mort d’une overdose à 32 ans et une mère soumise, n’ayant jamais réussi à faire face à son mari et à protéger ses enfants. À l’adolescence, doué d’un talent artistique exceptionnel, il se mit à la poésie et à jouer plusieurs instruments de musique. Il passait ses journées et ses nuits, comme un bohème, au milieu de compagnons musiciens, nourrissant une passion réelle pour la camaraderie, chose qu’il n’avait pas connue jusque-là, et la découverte de la musique. L’inquiétude le hante encore aujourd’hui et se manifeste notamment par une insomnie incoercible, qui laisse presque toujours dans un état de prostration.

En outre, il porte les séquelles assez graves d’un traitement physique qu’il lui a fallu subir tout un temps. Il commence la séance en disant, presque invariablement : “Je crois que je n’ai jamais été aussi mal que maintenant, cela me donne envie d’abandonner”. Néanmoins, après quelques minutes, son visage s’éclaire à mesure qu’il narre les découvertes, les insights et les difficultés relatives à la création à laquelle il est actuellement affairé. L’enthousiasme décolle : il devient vivant et drôle, venant à vivre et rire d’anciennes histoires. Puis, exercé à l’auto-suspicion caractéristique de la psychanalyse traditionnelle, il finit par dire : “Je pense que j’ai parlé de tout cela pour ne pas parler de ce qui était intéressant, n’est-ce pas ?”. Dès la première fois où il posa cette question, je lui ai répondu : “Vraiment? Et qu’est-ce qui devrait vous intéresser alors ? Avec le temps, le terrain devenant plus sûr, je lui a dit que je ne pensais pas qu’il parlait de toutes ces choses, si importantes 27

« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Op.cit, 1971, p.104 12

dans sa vie, pour ne pas parler de ce qui serait en train de se produire et être censuré dans l’inconscient. J’en venais à pointer cette auto-suspicion permanente, qui venait de lui-même, comme s’il s’agissait d’une fuite lorsqu’il se livrait aux souvenirs qui lui sont précieux. Cela me paraissait assez clair, et je lui dis qu’il me racontait tout cela parce qu’il avait besoin de se relâcher, de se reposer de cet état d’alerte permanent. C’était en effet reposant pour lui de pouvoir s’inscrire dans un temps continu, soutenu par mon attention et mon intérêt, pour être en mesure de « se perdre », se souvenir et revivre, sans être interrompu ou censuré, dans toutes ces circonstances significatives et insolites qu’il a vécues et qui comptent pour lui, et de parler de la richesse qu’il possédait. Le temps de la séance, il est devenu capable d’insouciance, de repos : c’était comme un jeu, lui dis-je, et tout indiquait qu’il y avait nul autre lieu dans sa vie où il pût faire cela de cette façon insouciante. C’est à ce titre que, pour Winnicott, « le jeu est essentiellement satisfaisant »28.

Afin de rendre le plus clair possible le concept de jeu chez Winnicott, je mentionnerai ici le cas de Piggle. Cela me permettra de faire une distinction plus fine entre jouer et jouer, car le jeu n’est pas quelque chose d’extrinsèquement déterminé, comme pourrait l’être un certain type d’action, mais plutôt un mode relationnel que l’individu entretient avec les choses du monde.

Winnicott s’est rendu compte que deux types de jeu différents concourraient dans l’analyse de Piggle. Le premier type, le jeu comme play in, condensait beaucoup d’anxiété : la jeune fille y était comme absorbée. L’autre, par contre, n’était pas encore accessible au début du travail et a été progressivement rendu possible par la confiance en l’environnement et l’espoir d’être compris. Elle jouait alors avec un objet ou une situation et s’y divertissait, restant en contact avec son self29 : il s’agissait d’un autre jeu, non d’un play in mais d’un play at. Winnicott souligne que cette distinction est d’importance dans la tâche et la responsabilité du thérapeute relativement au management et à l’interprétation.

Surtout au début de l’analyse, et bien qu’elle sut jouer et en montrait la maturité suffisante, Piggle était par moments possédée par une sorte d’anxiété, par l’urgence de communiquer quelque chose, l’amenant de manière compulsive à représenter Winnicott sous – et à lui demander de représenter – certains rôles et actions, tout cela ayant probablement pour but d’expliquer des situations et des fantasmes qui l’effrayaient et qu’elle ne pouvait pas comprendre. Dans ce « jeu », elle était tellement impliquée, au point d’être même absorbée par l’angoisse, qu’elle perdait toute distance

28 29

Ibid., p.106
Je remercie Zeljko Loparic de m’avoir indiqué cette distinction importante.

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par rapport à ce qui se passait. Ce qui était à l’œuvre à ce moment, souligne Winnicott, ne devait pas être interprété. À mon sens, cela reviendrait à réveiller brutalement un somnambule perché en haut d’un arbre.

À la troisième consultation, Winnicott nota un léger changement dans l’état émotionnel général de la petite fille, chose qui se manifesta dans la façon dont elle était capable de jouer.

« Piggle (deux ans, six mois) paraissait moins tendue qu’avant et l’est restée. Elle semblait avoir gravi un échelon dans la distance qu’elle prenait face aux angoisses réelles dont elle parlait. En fait, j’ai réalisé à ce moment-là à quel point elle était dedans auparavant, comme un enfant psychotique »30.

Un peu plus tard dans la même séance, Winnicott ajoute ceci :

« D’une certaine façon, elle réussissait à garder la maîtrise de la situation de sorte qu’elle jouait la situation au lieu d’être dedans »31.

Autrement dit, elle n’était plus envahie par la compulsion de se débarrasser de l’anxiété. Dans les commentaires finaux de la troisième séance, Winnicott écrit : « Aptitude nouvelle à jouer (play at) sa fantaisie effrayante (et ainsi, à y faire face) au lieu d’être dedans […] »32.

IV. De l’impossibilité de jouer dans l’analyse

Je tenterai ici d’être la plus brève et la plus claire possible.

Le patient ne peut pas toujours jouer dans l’analyse : c’est dans ce cas qu’il est nécessaire de l’amener à pouvoir jouer. Cela revient à lui permettre de reprendre le cours de sa maturation. Sur ce point, je pense qu’entrent en ligne de compte les mêmes critères que ceux qu’énuméra à l’époque Winnicott où il appelait à une « analyse modifiée ». Toutefois, si l’on s’est approprié le mode de pensée winnicottien, ces critères refléteront une nouvelle conception thérapeutique en général, laquelle peut et doit être modulée selon les besoins spécifiques du patient.

Voyons les cas où nous pouvons pas compter sur la capacité de jouer :

30 31 32

La petite “Piggle”. Traitement analytique d’une petite fille, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1980, p.53 Ibid., p.57
Ibid., p.60

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« a) lorsque la peur de la folie prévaut ;
b) lorsqu’un faux “self” s’est établi avec succès et qu’une façade présentant une réussite parfois brillante sera détruite à un certain moment, pour que l’analyse puisse aboutir ;
c) lorsque, chez un patient, une tendance antisociale, soit sous forme d’un acte agressif, soit sous forme de vol (ou de deux) est le legs d’une déprivation ;
d) lorsqu’il n’y a pas de vie culturelle, mais seulement une réalité psychique intérieure et un rapport avec la réalité externe, les deux états relativement indépendants l’un de l’autre ;
e) lorsqu’une figure parentale malade est prévalente »33.

Il y aurait beaucoup à dire sur chacun de ces cas et la manière dont ils rendent le jeu impossible. Je ferai simplement remarquer que la déprivation à un stade très précoce – par exemple, durant la phase de transitionalité, qui est en relation directe avec la capacité à jouer – ne conduit pas de manière générale à la tendance antisociale et la délinquance mais bien plutôt à la pauvreté culturelle, avec pour effet notable un manque d’intérêt pour la vie imaginative et pour la culture en général. De plus, pour que l’objet transitionnel puisse se substituer à la mère et avoir une valeur symbolique, il est nécessaire qu’il maintienne, en tant qu’objet subjectif, l’environnement vivant et réel. Si la mère échoue ou n’est pas à la hauteur, l’objet transitionnel s’évide rapidement de son sens et, par conséquent, perd son efficacité symbolique : il devient alors un simple objet, fait en telle ou telle matière, vieux ou neuf, mais sans histoire ou valeur personnelle.

Une illustration de cet état de choses est le petit garçon à la ficelle34. Cette ficelle avait du sens en tant que trait d’union : son utilisation permettait de récupérer le pouvoir d’unir. Pour ce garçon, la ficelle s’était objectifiée et servait seulement à assurer concrètement l’union des choses dans la réalité extérieure qui, au contraire, restaient inexorablement séparées. Il perdait par là la possibilité de jouer.

Il convient de noter que les phénomènes décrits ici n’ont pas un point culminant [climax]. Cela les distingue de ceux qui possèdent un soubassement instinctif, dans lequel l’élément orgastique joue un rôle essentiel, et où la satisfaction était étroitement lié à un paroxysme.

« Mais ces phénomènes, qui ont une réalité dans l’aire dont je postule l’existence, relèvent de l’expérience d’une relation aux objets. On peut évoquer ici l’“électricité” qui paraît produire un contact significatif ou intime, ce qui arrive, par exemple, quand deux personnes sont amoureuses l’une de l’autre. Ces phénomènes de

33

34

« Les visées du traitement psychanalytique » (1962) in Les processus de maturation chez l’enfant, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1970, p.136
Voir « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1953) in Op.cit., 1971, p.51 et « L’effet de parents psychotiques sur le développement affectif de leur enfant » (1961) in Op.cit., 1969, p.394

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l’aire de jeu offrent une variabilité infinie qui contraste avec la stéréotypie relative aux phénomènes en rapport soit avec le fonctionnement du corps, soit avec la réalité de l’environnement.

Les psychanalystes qui ont, à juste titre, mis l’accent sur l’importance de l’expérience instinctuelle et des réactions à la frustration, n’ont pas réussi a déterminer avec une clarté ou avec une conviction comparable l’intensité considérable de ces expériences sans moment culminant qui s’appelent jouer »35.

35

« La localisation de l’expérience culturelle » (1967) in Op.cit., 1971, pp.182-183 16

Bibliographie

LITTLE M., Psychotic Anxieties and Containment. A Personal Record of an Analysis with Winnicott, Jason Aronson, London, 1977

WINNICOTT D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969 – « Le développement affectif primaire » (1945)
– « La capacité d’être seul » (1958)
– « Le contretransfert » (1960)

– L’effet de parents psychotiques sur le développement affectif de leur enfant » (1961)

WINNICOTT D.W., Les processus de maturation chez l’enfant, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1970 – « Les visées du traitement psychanalytique » (1962)

WINNICOTT D.W., Jeu et réalité, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1971 – « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1953)
– « La localisation de l’expérience culturelle » (1967)
– « Jouer. Proposition théorique » (1968)

– « Le lieu où nous vivons »
– « Jouer. L’activité créative et la quête du soi »

WINNICOTT D.W., La petite “Piggle”. Traitement analytique d’une petite fille, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1980

WINNICOTT D.W., Lettres Vives, trad. M. Gribinski, Paris, Gallimard, 1989 WINNICOTT D.W., Conseils aux parents, trad. S. Boulogne, Paris, Payot, 1995

– « Que savons-nous des bébés suceurs de tissus ? » (1956)

WINNICOTT D.W., L’enfant, la psyché et le corps, trad. M. Michelin et L. Rosaz, Paris, Payot, 1996 – « Pédiatrie et psychologie de l’enfant : observations cliniques » (1968)

WINNICOTT D.W., La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad. J. Kalmanovitch et M. Gribinski, Paris, Gallimard, 2000

– « Rien au centre » (1959)

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Interventions du colloque du 3 octobre 2015 à Dijon

En cliquant sur les textes soulignés , vous pourrez lire les interventions données lors de la journée Winnicott du 3 octobre 2015 à Dijon sur le thème « Jouer, s’humaniser »

Introduction de Laura Dethiville

Jouer, vivre, faire l’expérience par Elisabeth Mercey 

Discussion du texte par Odette Puechavy

Discussion avec la salle 

Crainte de l’effondrement, passage par l’informe, rien à dire par Joël Clerget

Le féminin, le masculin chez D.W. Winnicott : une approche universelle par Véronique Berger

La question du féminin chez Winnicott par Marie Baldit

Et d’abord être par Isabelle Palacin

• Le temps de faire usage de l’analyste par Miren Arambourou

• Les affiliations en errance… La nature humaine : « Utopie, illusion, désillusion » par Thamès Borges-Cornette, Sophie Malley, Marie-Rose Moro. 

Et d’abord être

Dans son article sur la Créativité et ses Origines dans l’ouvrage Jeu et Réalité, Winnicott insiste sur un point : « être avant de faire ». Autrement dit avant que le bébé puisse interagir avec le monde pensé en tant qu’entité autonome, séparé de lui encore faut-il que « lui » signifie quelque chose, autrement dit, encore faut-il que le sujet soit réellement un sujet constitué comme tel. Il existe donc une phase d’allant-devenant, comme aurait dit Françoise Dolto, qui permet la constitution d’un sujet, l’intégration, le nouage psyche-soma. Je vous propose donc à partir de Winnicott et peut-être d’autres de voir comment cette phase s’organise, qu’elles en sont les ratés et leurs conséquences. 

1- La phase non-moi

Pour le bébé des premiers temps, comme le rappelait Marie,  il n’y pas de dedans/dehors pas de moi/l’autre. Il y a des sensations qui le traversent. En effet, le bébé est d’abord un être sensoriel. Il est soumis à des stimulis : Certains sont semblables à ceux de sa vie in utéro, d’autres sont nouveaux, inhérents au passage à la vie ex utero : froid/chaud, faim, respiration aérienne par exemple. Ces sensations créent des tensions. Ces tensions sont terrifiantes (la faim c’est comme être poursuivi par une horde de chiens enragés, dit Winnicott). Quand elles sont soulagées  au bon moment, l’enfant ne sait pas encore que la sensation qu’il expérimente lors de la satisfaction, est liée à quelque chose, qui vient du dehors, au sein par exemple, si l’on parle de la faim. La tension est retombée… Point. Ce qui soulage n’est donc pas encore différent de lui : la dyade mère/enfant constitue une « situation totale » une « entité indifférenciée ». Cette entité est définie par Maurice Despinois dans un aticle « Sensation et Perception dans la Clinique psychanalytique » (in La vie Psychique du Bébé) comme l’entité « visage-sein de la mère-corps sensible du nouveau né ».  C’est-à-dire que ces 3 choses là n’en sont qu’une à ce moment. 

C’est pourquoi Winnicott dit dans La Créativité et ses origines : « Dans notre contexte immédiat, nous accordons une pleine signification au mot adaptation, la mère offrant ou n’offrant pas au petit enfant la possibilité de sentir que le sein c’est l’enfant.« … Par conséquent, et je cite toujours Winnicott:  « Ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet au bébé d’être ou la mère est incapable d’apporter cette contribution, auquel cas le bébé doit se développer sans la capacité d’être ou avec une capacité d’être qui semble paralysée. »

2- Réaction de la mère environnement 

Je vous propose donc d’oberver maintenant les deux situations et leurs conséquences : 

d’une part  la mère qui est le sein, d’autre part la mère qui  fait apparaître et disparaître un sein en dysynchronie avec les besoins du bébé. 

La mère qui est le sein. 

  1er temps

– Winnicott la décrit comme étant dans ce qu’il appelle « la folie maternelle primaire ». Elle s’adapte, s’ajuste, s’accorde comme on pourrait dire en musique, et, ce faisant, construit comme un utérus psychique, prolongation de l’utérus physiologique dans lequel l’infans se sent contenu et sécure. C’est ainsi qu’au début de sa vie, l’adaptation de la mère permet au bébé d’être. C’est-à-dire d’être dans ses sensations que progressivement la fonction alpha de la mère va transformer en perceptions puis en perception de soi. C’est la jeune mère parlant à son nourrisson et nommant pour lui ce qui le traverse « Oh mon pauvre choucou tu as faim, ou tu as fait pipi !» etc en même temps qu’elle le nourrit ou le change. 

– En plus ce cette fonction alpha qui est du côté du holding, du portage et de la contenance psychique,  il faut également parler du handling c’est-à-dire de la façon très concrète dont la mère porte, change, lave ou berce son enfant bref le manipule. Ces soins maternels « manuels » pourrait-on dire, font que le bébé va sentir progressivement ses propres  limites à lui et ses contours via les mains, via la rencontre avec la peau de la mère, sa chaleur,. Il accède ainsi à une première représentation de soi, à son schéma corporel. Dans la rencontre physique se dessinent les formes. 

Il faut noter que La mère good enough ou pourrait-on traduire, « quotidienne » est aussi une mère désirante qui regarde et parle son bébé, qui prend plaisir à sa fonction et qui, elle aussi, se laisse couler dans une sorte de moi/non moi où les frontières sont floues entre son espace psychique et celui de son bébé.  

Dominique Guyomard dans L’Effet Mère parle du lien qui est différent et qui précède la relation duelle « Le bébé n’est pas un objet pour la mère dans ce registre de la rencontre qu’est le lien narcissisant ». ce lien « consistutif du champ maternel qui enveloppe la mère et l’enfant permet plutôt qu’une identification première, un ancrage du lien. Ce lien est alors le lieu d’un féminin (nous y revenons) comme creux. » 

A partir de cette permière expérience de l’indifférenciation, qui est  peut-être une forme de jouissance ? peut se développer : le Narcissisme de la mère en tant que telle, et le narcissisme du bébé. 

On peut aussi dire un mot de la mère elle-même portée et assurée dans son rôle par son compagnon. C’est-à-dire que pour Winnicott le père, avant d’être le père de l’œdipe est en quelque sorte le faciliteur de la fonction maternelle. 

A près cette phase moi/non moi il y a 1 2ème temps

– Ensuite, Dans les légers décalages progressifs entre le besoin et la satisfaction; le bébé pourra halluciner le sein puis le percevoir comme différent de lui et en lien avec le visage de la mère puis comme faisant partie de la mère complète représentée en tant qu’objet. 

Ces mécanismes permettent progressivement l’intégration psyché-soma, la liaison entre sensation et représentation. 

Ce qui est intéressant c’est de voir comment cela peut se défaire, se délier dans certaines maladies comme la maladie d’Alzheimer. Et comment alors penser la relation d’aide ou de soin en terme winnicottien peut être efficient. Dans les stades avancés, il arrive en effet que la personne par exemple ne sache plus qu’elle a chaud ou froid mais qu’elle soit traversée par des sensations désagréables qu’elle n’identifie pas, mais qui la plongent dans des angoisses très archaïques, de nouveau impensées et qui peuvent entraîner des réactions qualifiées d’agressivité, ou des cris ou la fuite. Que les aidants professionnels ou familiaux aient alors en tête les références winnicottiennes de la mère « good enough » ou quotidienne peut être très soulageant pour eux comme pour le sujet âgé. Plutôt que l’incompréhension, l’angoisse  et l’impuissance, ils peuvent penser leur rôle en terme de contenant, d’ajustement. Et ça change tout car alors quelque chose du lien narcissisant peut se tisser. 

La mère qui est incapable d’apporter sa contribution. 

Maintenant regardons l’effet du sein désaccordé, celui qui n’est pas en résonnance ni en rythme avec les besoins du bébé.  Le sein arrive 

– soit trop tôt, toute créativité est alors bouché. N’existe que le désir de la mère qui recouvre le besoin du bébé et donc empêche l’émergence de son désir. Le bébé n’a pas le temps d’expérimenter le manque dans lequel se déploie l’expérience jubilatoire du créé-trouvé. Je trouve ce que j’ai halluciné matrice de toute expérience créative, c’est-à-dire joie d’être. 

– soit trop tard l’enfant est alors seul avec son impensable angoisse.  « Ces bébés portent en eux une angoisse impensable ou archaïque. Ils savent ce que c’est d’être dans une confusion aigue ou ce qu’est l’agonie d’une désintégration. Ils savent ce que signifie être laissés tombés, de tomber pour toujours ou de se cliver sur un plan psychosomatique« . 

Ils sont obligés de faire avant d’être. Faire face. Se cliver. Ce qui s’oppose au mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut d’être vécue, dit Winnicott c’est « une relation de complaisance soumise à la réalité extérieure. Le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. La soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité associé à l’idée que rien n’a d’importance. »

En fonction du moment où se sont produits les dysrythmies, la constitution psychique est différemment atteinte. Etats schizoïdes lorsque l’environnement n’est, dès le début, jamais en résonnance avec les besoins du bébé, faux self lorsque la mère cahotique s’ajuste tantôt parfaitement tantôt à contre-temps, états dits  limites, failles narcissiques, et déprivation et sa conséquence la tendance anti sociale lorsque ce qui fut bon à un moment a été retirés. Mais face à la palette des capacités d’ajustement de l’environnement qui court du trop au pas assez tous les mécanismes de défenses peuvent être convoqués.  Parmi eux, on peut trouver des situations cliniques décrites comme appartenant à la pulsion de mort : tentative de retour au niveau 0 de la pulsion pour éviter toute effraction, non liaison (psychose) ou  déliaison (quelque chose ne tient pas ou plus et cette déliaison peut être tardive). Pour Winnicott il n’y a pas de pulsion de mort au sens freudien du terme, c’est-à-dire comme s’opposant à la pusion de vie, mais un raté dans les toutes premières interactions voire un désir de mort sur le nourrison qui fait que le sujet n’advient pas. 

En conclusion on peut dire dire que sans lien narcissisant, sans ce moment de complétude première qui permet d’expérimenter ce qu’est éprouver, percevoir puis ensuite re-sentir, le sujet séparé mais en relation, ne peut  émerger. 

Il demeure dans un état entre deux… Etre ou ne pas être. Mais, comme le dit Winnicott, il peut arriver que ces personnes en souffrance poussent la porte d’un psychanalyste parce que, je cite, « Ils désirent qu’on les aide à trouver leur unité ou encore à atteindre un état d’intégration spatio temporelle où il existe vraiment un soi englobant tout, au lieu d’éléments dissociés et compartimentés ou comme dispersés et gisant épars. »

La question du féminin chez D. W. Winnicott

Nous avons travaillé cette année, dans le groupe mené par Laura Dethiville, sur le texte

 « Jeu et réalité » écrit par DWW en 1971.

 Dans le chapitre 5 intitulé : La créativité et ses origines, DWW aborde le thème du féminin et du masculin et plus précisément encore, dans le paragraphe : « éléments mâles et femelles chez l’homme et chez la femme » sur lequel nous allons nous attarder

A propos de ce thème Véronique Berger, dans son texte nous a rappelé tout à l’heure, que la notion d’éléments mâles et femelles, traduite en français, par « masculin et féminin », ne doit pas être confondue avec la notion de masculinité et de féminité.

Je vais m’attacher à analyser ce que DWW appelle « l’élément féminin » que chaque individu porte en lui. 

Pour l’auteur, cet élément va permettre à l’enfant de fonder son identité sur laquelle il va baser le sentiment de self, c’est-à-dire, sa capacité à être, à construire sa vie de manière créative, être une personne totale. Ce qui peut se traduire par la capacité d’habiter son corps, être une personne autonome et vivre les choses avec une inventivité qui lui est propre. On le voit, « son identification et son intégration », comme l’a souligné V. Berger, « donnent accès à la totalité de la personne. »

DWW rappelle dans ce chapitre que la créativité, comme « la prédisposition à la bisexualité » est commune à tous les hommes ainsi que toutes les femmes.

Il pensait qu’il est bien difficile de la définir cette notion de créativité, si tant est que cela soit possible. Néanmoins, il la situe du côté de « l’impulse » : la spontanéité motrice. Ce que 

L. Dethiville traduit par « le mouvement vers », en lien avec l’énergie vitale.

DWW remarque que la créativité pourrait être considérée comme « prérogative des femmes », située du côté de l’être ; le « trait masculin », lui, serait du côté du faire. Pour lui, cette différence entre le féminin et le masculin n’a rien à voir avec la différence des sexes. Il avait d’ailleurs employé les vocables de « mâle et femelle ». Il n’était pas satisfait de cette terminologie.

Lorsqu’une petite fille âgée d’un an, manifeste de la jubilation en introduisant une clef dans une serrure, par exemple, cela n’a rien à voir avec l’élément masculin ; elle explore le plein et le vide ; nous sommes, là, dans le champ de l’impulse, le « mouvement vers » ; c’est la découverte du monde ; il n’y a pas d’intentionnalité  sexuelle à ce moment-là ; on ne peut y donner un contenu que l’enfant ne peut avoir à cet âge.

De la même manière, le fœtus n’est pas dans une intentionnalité particulière, lorsqu’il donne des coups de pieds dans le ventre maternel ; il s’agit encore une fois dans cette situation, de l’impulse, la spontanéité motrice.

Pour un garçon de 10 ans, par contre, l’action de mettre quelque chose à l’intérieur renvoie à quelque chose d’une sexualité imaginée possible, car l’enfant est une personne totale, à cette étape de son développement : le processus d’individuation s’est construit.

 

DWW présente ce qu’il appelle « un cas », dans ce chapitre : il s’agit du traitement d’un homme d’âge mûr, marié, père de famille, réussissant dans sa vie professionnelle, il exerce une profession libérale. Cet homme a entamé ce que DWW appelle une cure qui se déroule de façon classique. Ce patient a fait précédemment un long travail avec plusieurs psychothérapeutes qui a engendré des changements notables, positifs de sa personnalité.

DWW précise : 

« Dans la phase actuelle de son analyse, quelque chose a été atteint qui est nouveau pour moi : quelque chose qui est en rapport avec la manière dont j’aborde l’élément non masculin de sa personnalité ».

DWW poursuit : 

« Un vendredi, le patient était venu, me racontant beaucoup de choses comme à l’accoutumée. Ce qui me frappa ce jour-là, ce fut qu’il me parla de l’envie du pénis.

J’utilise ces mots à dessein et je demande qu’on m’accorde que c’était bien là le terme adéquat en fonction du matériel apporté et de sa représentation. Il est rare qu’on ait recours au terme d’envie du pénis dans la description d’un homme.

DWW précise que cela n’a rien à voir avec des fantasmes liés à l’homosexualité. Il reconnaît alors à ce moment la fille qui est en lui et il le lui dit:  » Je suis en train d’écouter une fille, je sais parfaitement que vous êtes un homme mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. Je dis à cette fille : » vous parlez de l’envie du pénis. »
DWW parle au patient de l’élément féminin qui est en lui, ce dont le patient n’a pas conscience.

« Si je rapporte cet incident, poursuit DWW, c’est que le travail commencé au cours de cette séance a réussi à nous faire sortir d’un cercle vicieux. En effet, j’avais fini par m’habituer à une sorte de routine. Le travail qu’il faisait avec moi connaîtrait-il le même destin que celui accompli avec ses autres thérapeutes ? Cette fois mon interprétation eut un effet immédiat ; après une pause, le patient dit : « si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou ».

« Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un répond DWW; c’est moi qui vois la fille et qui entends une fille parler, alors qu’en réalité c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou, c’est moi ».

Je n’eus pas à élaborer cette interprétation, poursuit-il, le patient dit qu’il se sentait maintenant sain d’esprit dans un environnement fou ; le patient rajoute :

« Je ne pouvais jamais dire (sachant que je suis un homme) : « je suis une fille ». Ce n’est pas ma façon d’être fou. Mais c’est vous qui l’avez dit, vous vous êtes adressé à ces deux parties de moi-même. » 

DWW actualise ainsi, dans le transfert, la folie de la mère de ce patient qui avait vu et pensé probablement, son bb comme une fille. 

L’interprétation de DWW, à propos de « son état de folie » a permis au patient de reconnaître la fille en lui, vue de la place de son analyste qui continue à s’adresser à l’homme qu’il est devant lui. Avec l’éclairage de cette cure, DWW met a jour la dissociation vécue mais non éprouvée par son patient des éléments féminins et masculins.

« Dans le cas que nous examinons, dit DWW, il s’agissait d’une dissociation sur le point de disparaître : la défense par la dissociation, cédait la place à une acceptation de la bisexualité en tant que qualité du self unifié. Je constatai que j’avais à faire à ce que l’on pourrait appeler un élément féminin pur. Je fus surpris tout d’abord de voir que je n’y pouvais accéder qu’en étudiant le matériel présenté par un patient homme ».

 

Grâce à la situation transférentielle DWW va permettre au patient d’entrer dans la phase de dépendance absolue, avant le génital, avant la différenciation des sexes. Dans la phase de dépendance absolue, au tout début de sa vie, lors qu’il n’est pas encore séparé de sa mère, le bb va s’identifier au « sein qui est », c’est encore un objet subjectif; la mère donne un sein qui est, elle ; le bb prend le sein qui est une partie de lui. La mère permet donc au bb d’être. 

Au départ ce qui est, dit DWW, c’est l’élément féminin : au commencement, dans le ventre maternel, le bb croît, il s’imprègne de ce que l’on pourrait appeler l’essence de mère.

DWW introduit donc, cette idée singulière d’élément féminin pur: 

« Mon hypothèse dit-il est que l’élément féminin pur est relié au sein ou à la mère, le bb devient le sein, (ou la mère). L’objet est alors le sujet. » 

Le sein est du côté de l’être, non du faire. 

Pour DWW il n’y a pas encore l’existence d’un moi; c’est dans la relation que tout cela va se créer, que l’autre va apparaître et exister ; c’est la rencontre de l’autre, vers l’autre qui va permette au bb de passer de l’être au faire, du féminin au masculin, puisque le faire est masculin. 

Dans le temps du féminin pur, parler de la différence des sexes n’est pas pertinent; si différence, il y a, c’est dans le regard de la mère, comme dans le cas du patient de DWW. Mais quelque chose est inscrit chez le bb qu’il lui faut trouver. Il ne vient pas au monde tabula rasa : « Le bb arrive à la barrière douanière, chargé de malles bien remplies » dit DWW. 

B. Golse précise : qu « il s’agit d’un déjà là qui ne peut être là que s’il est créé et qui ne peut être créé que s’il est déjà là. » 

Pour qu’il y ait un être il faut qu’il y ait une continuité d’être : sense of being. 

Si le bb rencontre un bon environnement, il va pouvoir expérimenter cette continuité d’être. La mère en s’identifiant aux besoins de son enfant dans cette période de dépendance absolue, va lui permettre d’accéder à l’état de sujet, à son identité. Si le bébé ne peut éprouver cette continuité d’être, il sera contraint de s’adapter au faire, et un clivage va s’installer, le bb va construire alors un faux self. 

A l’inverse, la continuité d’être lui permet d’atteindre un niveau de créativité, qui est du côté de l’élément féminin pur, comme l’a relaté Véronique Berger.

De même, dans la cure, il s’agit d’apporter au patient l’écoute dont il a besoin, un peu comme la mère va s’identifier aux besoins de son enfant. 

L’analyste représente un espace  réceptif, créatif et malléable que le patient va utiliser comme médium malléable et accéder ainsi à de nouvelles capacités symbolisantes.

Pour illustrer cette notion de capacité symbolisante, je voudrais vous relater l’histoire de Dibutade, mythe de l’origine de la peinture, décrite par Pline l’Ancien, écrivain du 1er siècle après Jésus Christ (23-79).

 Dibutade est un potier de Corinthe. Sa fille est amoureuse d’un jeune homme qui doit s’absenter ; pour atténuer son chagrin, elle a alors, l’idée d’entourer d’une ligne sombre, à la lueur de la flamme, l’ombre de son profil sur le mur. 

Elle demande ensuite à son père d’utiliser un médium malléable, l’argile, pour accéder à la représentation de son bien-aimé, nouveau talent symbolisant, acte de créativité. 

L’analyste est comme Dibutade ; il va permettre au patient de dessiner les contours de son espace psychique pendant la cure, comme le potier modelait le portrait du jeune homme absent; l’analyste va permettre l’élaboration d’un processus de subjectivation qui conduit le patient à retrouver son histoire recréée. 

Notons au passage, que c’est une femme qui symbolise son désir pour l’être aimé.

Pour conclure, on peut dire que DWW propose une notion tout à fait nouvelle et originale en introduisant l’idée du féminin pur. Le féminin pur, sans trace du masculin, serait lié à la mère, parce que la mère est femme et que tout être humain vient d’une femme.

Je terminerai par ces mots de DWW :

“After being, 

doing and being done to. 

But first being.” :

Après être, 

faire et accepter qu’on agisse sur vous, 

mais d’abord être.

Le féminin et le masculin chez DW Winnicott : une approche universelle

Une des originalités remarquables de la pensée de Winnicott tient à son approche des éléments qu’il appelle « femelle » et « mâle » et que nous traduisons aussi par  « féminin » et « masculin », présents en chaque individu garçon ou fille.

Afin d’éviter toute confusion auxquelles ces dénominations peuvent prêter, il est important de souligner qu’il est question ici du féminin et du masculin et non de la féminité et de la masculinité telles qu’entendues dans le langage courant.

Ceci étant précisé, trois points principaux peuvent être dégagés à partir de l’approche de Winnicott :

d’une part, l’abord de l’existence de ces deux éléments femelle et mâle en amont de la sexualité, de l’identité sexuée et de la différence des sexes

d’autre part, l’affirmation que l’élément féminin pur est premier, présent dès les tous premiers temps de la vie à l’époque où le bébé n’a pas encore répudié l’objet comme non-moi, où le bébé est le sein. Ce n’est que lorsqu’il opérera une différenciation moi/non-moi, accédant à cette réalité que le sein n’est pas lui mais appartient à l’objet extérieur, que l’élément masculin va se développer

enfin, l’affirmation que l’élément féminin est (is) et se rapporte à cet état originel d’être et seulement d’être ; tandis que l’élément masculin fait (does) que le bébé soit actif (faire) ou passif (être agi).

Nous voyons ici toute l’originalité du chemin pris par Winnicott, notamment au regard de la conception freudienne sur le masculin et le féminin. Pour Freud, le masculin est premier et se rattache au stade phallique de l’organisation génitale tandis que la polarité masculin/féminin n’advient qu’en second lieu à l’époque de la puberté (« L’organisation sexuelle infantile », in La vie sexuelle).

Sans entrer dans les nombreuses controverses que cette théorisation a soulevées et soulève encore, nous pouvons néanmoins constater combien Winnicott s’en démarque sur la question du féminin et du masculin. 

Alors que Freud relie cette polarité au sexuel et à l’identité sexuelle, Winnicott l’énonce comme antérieure et irréductible à la sexualité infantile. Avec lui, nous ne nous situons pas dans la masculinité et la féminité, mais plutôt du côté de deux forces vitales différentes dans leur essence, complémentaires et constitutives de l’individu dans la totalité de sa personne.

Dès lors, nous pouvons considérer que la conception winnicottienne de ces deux pôles, femelle et mâle, inhérents à l’être humain déborde la notion de bisexualité psychique stricto sensu et rejoint une approche plus universelle que l’on peut retrouver dans les philosophies chinoise et occidentale mais aussi dans la mythologie grecque et biblique.

En effet, les philosophies tant occidentale que chinoise, bien qu’appartenant à des traditions de pensées assez différentes, partagent cependant l’idée de l’existence de forces à la fois distinctes et liées.

Ainsi, dans la philosophie occidentale est-il question de la loi des contraires (Héraclite) et du phénomène d’attirance (présocratiques) et d’interaction des contraires (Pythagore).

La philosophie chinoise, bien moins dualiste, envisage ces forces opposées comme complémentaires et principes de base de l’harmonie du monde. C’est le Yin et le Yang qui, de façon très résumée, représentent respectivement l’ombre/la lumière, la lune/le soleil, le féminin/le masculin etc.… C’est une relation d’opposition dans un lien d’interdépendance et d’engendrement où chacun porte en germe l’autre, comme le figure son symbole (du nom de Tai Chi) représentant un cercle formé à parts égales d’une partie noire avec un point blanc et d’une partie blanche avec un point noir.

Du côté des mythes, nous retrouvons ce phénomène de distinction tout autant que d’association d’entités opposées et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, celle des élément mâle et femelle chez l’humain.

Le mythe platonicien de l’androgyne en est un exemple. Présenté par Aristophane dans le Banquet de Platon, ce mythe relate l’existence à l’origine de trois sortes d’humains, tous doubles : l’homme double, la femme double et l’androgyne (l’homme-femme). Leur désir de rivaliser avec les dieux ayant attisé la colère de ces derniers, ils furent condamnés par Zeus à être séparés en deux moitiés et, par voie de conséquence, à  la recherche désespérée de leur autre moitié manquante. 

Dans son ouvrage « Le féminin de l’être – Pour en finir avec la côte d’Adam » (1), Annick de Souzenelle, théologienne orthodoxe, reprend de son côté cette approche femelle/mâle chez l’humain à partir de son étude du mythe de la Création, approche sur laquelle je vous propose de nous pencher.

Point important, l’auteure mène cette étude à partir du texte de la Genèse en langue hébreu dont elle souligne « la traduction élémentaire » dans nos bibles occidentales et « l’interprétation réductrice et infantilisante » qui en découle.

Ainsi, dans la traduction française du verset 27 chapitre 1 de la Genèse il est dit : 

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ».

Si l’on se reporte à ce même verset dans la langue hébreu, il est dit :

            « Elohim créa l’Adam dans son image, dans l’image d’Elohim Il crée lui, mâle et femelle Il crée eux ».

Cette lecture à partir de l’hébreu nous éclaire ici sur deux points. D’une part, nous comprenons ici que «  l’Adam » est à entendre au sens de l’Homme (avec un H) et non de l’homme (tel qu’écrit dans la traduction française), d’autre part que cet humain qu’est l’Adam se constitue d’éléments mâle et femelle. A de S. le soutient clairement, il n’est pas question ici d’un homme et d’une femme, mais des pôles masculin et féminin de l’Adam.

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(1) Annick de Souzenelle, Le féminin de l’être. Pour en finir avec la côte d’Adam, Albin Michel, 1997

Parallèlement, elle y relie une autre erreur de traduction quant à la fameuse côte d’Adam qui dans la langue hébreu ne signifie pas « la côte » mais « le côté » d’Adam. D’ailleurs, dans une émission télévisée récente (début 2015), le rabbin Delphine Horvilleur avançait elle aussi que le texte hébreu parle du « côté » d’Adam et non de sa côte.

Mais revenons à A de S. pour qui cet autre côté est le pôle féminin d’Adam et non la femme issue de la côte d’un Adam homme.

Pour elle, le mythe de la Création ne peut être appréhendé comme récit historique mais comme langage symbolique. Et c’est dans cette voie du symbolique qu’elle relie le Jardin d’Eden au « jardin intérieur » de l’humain enfoui au plus profond et au plus « antique » de son être que chacun est appelé à découvrir et connaître, et faire ainsi dialoguer intérieur et extérieur de son être. 

Cet espace intérieur est précisément pour elle le féminin de l’Adam, son autre côté, qu’il doit identifier et intégrer pour accéder à sa totalité. A défaut, il en reste dissocié et, « coupé de lui-même, Adam ne peut s’accomplir » (Gn 2,18, texte hébreu). Pour qu’il ne reste pas « coupé de lui-même » (et non « que l’homme soit seul »=traduction française), il lui faut accéder à cet autre côté de lui. 

Pour cela, « Dieu le fait tomber dans un sommeil et il s’endort » (Gn2,18).

Trouver cet autre côté passe ainsi par le chercher au plus profond d’Adam (son espace intérieur) pour lui permettre d’entrer « en contact avec cette grande profondeur de son être » (A de S. p.29) : son pôle féminin en dedans de lui. Pôle encore dans les ténèbres (par opposition à la lumière) et que nous pouvons associer à l’inconscient (par opposition au conscient) ou, dans la tradition chinoise, au Yin ( l’ombre, le féminin) par opposition au Yang ( la lumière, le masculin).

Par cette descente au plus profond de son être, Adam découvre la totalité de son autre côté, nommé en hébreu Tsel’a : mot exprimant « l’ombre » (= Tsel) jusqu’à sa « source » (= lettre ‘ayin = lettre « a » de Tsel’a).

Adam voit et reconnaît son féminin : « Voici celle qui est os de mes os et chair de ma chair » (1). Il sait qu’il est deux et doit, dans la suite de cette perception, parcourir ce chemin de la rencontre et de l’union de lui « Ish » (homme) avec son autre côté « ‘Ishah » (femme) pour accéder à la connaissance de la totalité de son être et en savourer le fruit.

Mais Adam mange le fruit avant même d’avoir effectué ce chemin et se coupe de cette grande profondeur de son être, son pôle féminin resté dans « l’ombre » (Tsel). 

Ce pôle féminin, autre côté dans l’ombre, A de S. l’identifie à la Adamah (qui signifie en hébreu « terre ») : c’est la terre-mère des profondeurs (d’où le nom Adam provient) non encore reconnue et épousée, c’est-à-dire avant de devenir ‘Ishah

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(1)En hébreu, la « chair » ne se confond pas avec le « corps » au sens physiologique du terme. D’ailleurs le mot « corps » n’existe pas en hébreu en dehors du substantif « Goph » renvoyant à la notion de « cadavre ». La chair, elle, qui se nomme en hébreu « basar », exprime, contient une dimension d’incarnation à laquelle se rattache la notion de corps vivant (cf A.deS., op cit, p 30 et 159).

Adam, exilé de la terre de ses profondeurs, se retrouve dès lors à l’extérieur de lui-même et ‘Ishah (le féminin intérieur) devient Eve (Hawah) la femme extérieure.

Quitter cet état d’exil – que nous pouvons qualifier dans la langue psychanalytique état de dissociation – passe, tel qu’il est dit dans le mythe de la Création, par se tourner vers la Adamah  « car d’elle tu es tiré, car tu es poussière et vers la poussière retourne-toi ! » (Gn3,19).

Là encore, la signification du mot « poussière » en français (qui renvoie davantage à de la terre morte) annule en quelque sorte toute la profondeur et le sel de son équivalent en hébreu « Aphar » qui signifie « fécondité » (Phar) à la « source » (lettre ‘ayin).

Cette lecture du mythe de la Création dans sa dimension symbolique crée des résonnances du côté de notre travail de psychanalyste. 

D’une certaine façon, ne s’agit-il pas pour nous aussi de soutenir nos patients dans ce retour vers, si je puis dire, leur Adamah/leurs profondeurs et de les accompagner dans cette traversée intérieure au plus « antique » de leur être ?

Par ailleurs, des correspondances se dessinent sur le plan de l’approche psychanalytique et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, des éléments féminin et masculin chez Winnicott. 

Et en conclusion, je vous propose de vous en présenter principalement trois :

L’existence de la bisexualité humaine : chaque homme et femme porte en lui/en elle les deux éléments mâle et femelle dont l’identification et l’intégration donnent accès à la totalité de la personne.

L’antériorité de l’élément féminin : parce que tous nés d’une mère et que la mère est une femme de même pour l’Adam tiré de la Adamah, la terre-mère des profondeurs.

La corrélation entre l’élément féminin et être

             Pour Winnicott, l’élément féminin, caractérisé par l’identité sein-bébé (le bébé est 

             le sein), « fournit à l’enfant la base indispensable sur laquelle il pourra être ce qui 

             lui permettra ultérieurement d’établir un sentiment du soi. » (1)

             Chez de Souzenelle, Adam ne peut être que par la reconnaissance et l’intégration    

             de son pôle féminin ; à défaut il s’en trouve coupé/dissocié et « chaviré à 

             l’extérieur de lui-même » (2), ce que nous pourrions relier à l’établissement dans 

             un faux-self. 

Chez de Souzenelle, comme chez Winnicott, le pôle féminin se situe bien du côté 

             de l’être et du self. 

D.W. Winnicott, La créativité et ses origines, in Jeu et réalité, Gallimard, 1975, p.160

A. de Souzenelle, op.cit, p.33

Discussion du texte par Odette Puechavy

 

Elisabeth a choisi un bout de cure, d‘une de ses petites patientes, pour illustrer ce qui va conduire cette petite fille identifiée à un chien vers une identification humaine , tout en conservant le  « bon » porté par le chien au-dedans , dans le monde interne de l’enfant .

 

Nous en avons goûté toute la finesse clinique pleine d’une attention exigeante .

La sécurité peut prendre visage animal , nous n’en sommes pas moins humain , et Elisabeth nous parle d’une sécurité interne d’humain .

 

Très souvent les contes viennent nous aider , pour soutenir en nous cette sécurité intérieure , à travers un bestiaire symboliquement marqué .

Les associations d’idées  qui me viendraient ici , pour étayer mes questions ,  sont liées aux  aventures de Mowgli tirées du « Livre de la jungle » de Rudyard Kipling adaptées par Disney .

Nous y voyons un petit garçon indien élevé par des loups , adopté par une mère panthère Bagheera et un père ours Baloo , parents adoptifs qui durant le temps d’apprentissage de la loi de la jungle par le petit garçon lui assurent une totale sécurité ….

Comme Bagheera et Baloo réunis , mais côté humain , dans la cure, Elisabeth a assuré une totale sécurité, permettant à sa patiente d’expérimenter la régression  dans le jeu au cours des séances , pour retrouver les mouvements d’un développement émotionnel restés en panne ou inaboutis dans la vraie vie ….

Passage de la sécurité de vie assurée par l’animal à celle assurée par l’humain pour assoir l‘identité de la petite patiente….

Les aventures de Mowgli dans la jungle que nous pouvons mettre à l’actif du masculin s’humanisent en lui, quand il découvre l’image de son féminin, dans la rencontre avec la petite fille à la fin de l’histoire . 

La liaison de son masculin et de son  féminin l’ouvre à son humanité .

Première question :

Peut-on dire que l’activité de déchiquètement ,de destructivité de ta petite patiente ,se transforme dans la voie de  l’humanité , au fur et à mesure qu’elle rencontre son féminin en devenant Bella, dans l’aire de jeu que tu lui proposes  ?

Seconde question :

Par rapport à cette destructivité à l’œuvre dans les séances du début et qui a duré longtemps , peux-tu Elisabeth revenir sur cette notion d’aller jusqu’au bout de l’expérience ?

 

Merci beaucoup, Elisabeth,  pour cette très belle intervention . 

 

Jouer, vivre, faire l’expérience…

 

 Bien avant l’heure de la psychanalyse, Léonard de Vinci, dans ses recherches concernant la science  avait écrit sur un de  ses petits carnets:

« Toi qui veut savoir comment l’âme habite le corps, tu n’as qu’à regarder comment le corps use de sa quotidienne habitation. » 

.

Nous allons suivre ce précepte au travers d’une vignette clinique saisie  au cours d’une cure avec une fillette. Il s’agit de 14 séances étalées sur une durée de 3 mois.

Cette fillette  est  arrivée dans une   famille d’accueil après un parcours chaotique.

Ses jeunes  parents refusent le placement. Ceux-ci sont pris dans une addiction très lourde, sont dans l’errance via la rue qui est leur domaine avec des moments où ils n’ont pas de  toit.

Elle a 4 ans lorsque je la reçois.

Son père est incarcéré. La mère le sera elle-même quelques temps plus tard.

Cette enfant  m’est présentée comme une enfant instable, agressive,  infernale. Les rapports aux autres sont catastrophiques. Elle se met en danger régulièrement, est boulimique ; toujours hors d’elle. Les apprentissages liés à l’école maternelle sont  en échec au vu de son comportement inadapté. Elle est rejetée de partout.

C’est ce que Winnicott nomme une tendance anti sociale, mais il ajoute que c’est aussi un signe d’espoir, car l’enfant ou le patient oblige quelqu’un par ses pulsions inconscientes à le prendre en mains. 

(1)Je ne développerai pas  ce point que vous trouverez chap 5  dans le livre Agressivité, Culpabilité et Réparation, petite bibliothèque Payot  ou dans de la Pédiatrie à la Psychanalyse » chez Payot..

Lors de notre   1ère rencontre, elle se présente mignonne, adaptée, beaucoup trop. 

Elle idéalise complètement ses parents. 

Elle me dit qu’elle veut revenir.

 

Dès la 2ème séance, la destructivité  apparaît dans toute sa splendeur.

La famille d’accueil  est épouvantée par tout ce qu’elle casse depuis qu’elle est chez eux c’est-à-dire 8 mois. Les objets sont détruits, fracassés, démontés, jetés et surtout complètement mordus. Les poignets et le col  de ses vêtements sont arrachés avec les dents, les genoux des pantalons craqués et troués, les coutures des habits sont déchirées. Les chaussures ne durent pas ; elles sont  ouvertes sur le bout, béantes  dès leurs achats. Elle se traine très souvent au sol à 4 pattes en intérieur comme en extérieur, boue, cailloux,  peu importe. Elle déchiquète tout ce qu’elle peut attraper avec ses dents. Elle se présente souvent sale et repoussante.

La famille d’accueil est démunie devant cela et qui ne le serait pas !

Winnicott nous dit  que le comportement d’un nourrisson ou d’un enfant ;  que la richesse de sa personnalité, proviennent essentiellement  du monde de ses relations internes, que l’enfant édifie sans cesse  en faisant entrer quelque chose en lui (taking in) et en faisant sortir quelque chose de lui (giving out ) sur le plan psychique.  Il fait de même sur le plan physique ce qui est plus facile à observer.

Cette réalité interne, à savoir ce monde ressenti comme étant à l’intérieur du corps ou de la personnalité est largement inconsciente…. L’être humain a de grandes difficultés à supporter ce qui se trouve dans sa réalité interne  et il tend à établir  des relations harmonieuses entre cette réalité interne et la réalité externe.

Sans vouloir rechercher l’origine profonde qui luttent pour le pouvoir à l’intérieur de la personnalité, je dirais que, lorsque les forces cruelles ou destructrices menacent de dominer les forces d’amour, l’individu est obligé de trouver une manière de se défendre : il peut  se retourner comme un gant, mettre en scène son monde interne, ses fantasmes à l’extérieur, jouer lui même le rôle destructeur, et obtenir qu’une autorité extérieure  accepte de le contrôler. 

(2), chap. 1- Agressivité, Culpabilité et Réparation , petite bibliothèque Payot ou dans l’Enfant et le Monde Extérieur , petite bibliothèque Payot)

La 1ère partie de notre travail se situe avec le déploiement de toute cette destructivité, et c’est quelque chose ! Cela dure presqu’un an, à raison d’une séance par semaine avant que la destruction ne commence à céder. 

Je retiendrai quelques  points :

    -1- le 4 pattes si insistant

    -2- la pulsion orale via les dents

    -3- la pâte à modeler

    -4- les crayons, le dessin associé à la parole.

Donc elle joue et détruit. Elle ne fait que cela dans la réalité ; elle me donne à voir son monde interne.

Vous dire que je n’étais pas découragée serait faux, mais j’attendais, présente au mieux comme je pouvais, pour qu’elle déploie au maximum  cette destructivité tout en espérant          l’ouverture à  sa créativité.

Pour cela je n’avais qu’une ligne de conduite : survivre et rester vivante. 

C’était difficile car elle mettait  tout en œuvre pour que je ne tienne pas, mon bureau était dans un tel état après son passage.

Cette fillette  attaque tout. Cela dure 10 mois.

-1- Le divan est utilisé curieusement,  elle saute dessus le plus souvent  en étant à 4 pattes, le matelas et les coussins glissent,  tombent au sol et elle marche dessus sans s’en apercevoir, sans être gênée. Un vrai chaos à l’image de son morcellement interne.

-2- Elle mange la colle, mord et croque  les crayons. Elle  griffonne beaucoup, tente de dessiner sans succès; les feutres sont  écrabouillés et les feuilles sont percées avant d’être émiettées.  Je lui achète donc  des crayons et des feutres que je lui réserve car à la fin des séances la plupart ne peuvent que terminer à la poubelle.

Tout doucement elle évolue, la destructivité devient moins violente et les relais symboliques se profilent.

-3- La pâte à modeler sort de sa boite. Nous modelons  et pétrissons ensemble, avec un  plaisir partagé, d’abord de la nourriture puis des personnages : elle, son  papa, sa maman. Ces deux là se retrouvent aplatis, écrasés  et deviennent une galette informe, qu’elle fait semblant de manger. 

-4- Plus tard le dessin prend forme et la parole s’associe. 

Sur une feuille elle trace des barreaux par dessus les silhouettes de son  père et de  sa mère. Tous deux sont très vite  raturés,  gribouillés et complètement cachés avec le crayon. 

Elle me dit avec une  douleur sans fond, 

                               « T’as vu ils sont barrés » en parlant de son dessin. 

Moi j’entends qu’ils sont «sont barrés » en  elle.

Lors d’une séance où je vois particulièrement la douleur inscrite sur son visage pale, je l’entends chuchoter:

 «  Je ne veux pas vivre  parce que  je suis moche et parce que ma vie elle n’est pas belle ».

 

Dans les séances suivantes elle met en acte des jeux avec les animaux, « les gentils et les méchants » et je l’entends dire  dans son jeu qu’elle a perdu sa carte d’identité.

Mais de quelle identité parle-t-elle ? 

La réponse  se donne à un autre moment:

On joue à la maman, tu es la maman; je suis le chien ; 

Tu as des gâteaux, moi j’ai des croquettes ;

Tu me donnes des croquettes. 

Je suis surprise  mais je m’exécute. Elle ajoute, je ne parle pas, je dis ouah, ouah. 

Elle mange et se couche sur le tapis en silence un grand moment. 

Puis : Je suis le chien, et je viens au docteur et je ne parle pas et tu me soignes.

Elle s’installe au sol comme un chien malade, sur le côté, puis bouge et cherche à 4 pattes une meilleure place. Sous mes yeux effarés elle  déambule, toujours à 4 pattes, complètement déhanchée pour enfin s’étirer les bras  en avant en creusant le dos; se secoue, se redresse marche encore à 4 pattes et fait le tour du tapis. 

Elle s’approche de moi  avec des yeux de chien battu pour prendre son médicament que je lui donne. Elle l’avale et dit : ouah, ouah. 

Ce qu’elle montre est criant de vérité. Je suis obligée à mon corps défendant de reconnaître qu’elle ne joue pas.

Elle est un chien.

Alors mes pensées se bousculent. 

Je me dis qu’elle a sans doute  connu des chiens dans l’errance de ses parents. Je me demande  à quel âge elle a perdu partiellement sa qualité d’humain, pour s’identifier à un chien, j’imagine qu’elle était  très petite.

Il faut donc qu’elle puisse repasser par les stades de dépendance via un bon environnement pour s’identifier à l’humain. Il lui faudrait des bras, du corps, de l’enveloppement. Que puis-je lui offrir symboliquement avec mon matériel de jeux dans cet espace ?

Un berceau serait le bienvenu pour qu’elle puisse jouer à être un  bébé et  devenir un bébé

Je décide donc d’acheter d’occasion un vrai couffin, porte bébé ne pouvant accueillir qu’un nourrisson. 

Je dépose ce couffin de toile, sans aucun commentaires, dans le bureau, un peu loin des étagères de jeux, peut- être un jour  pourra-elle se  saisir de ce que je lui offre, à savoir mon corps via le couffin et tout ce qu’elle voudra en faire.

Et bien sûr, elle le trouve.

Elle l’approche, et comme on dit  tourne autour,  hésite, sort le poupon que j’avais couché à l’intérieur, le remet, recommence son geste, s’approche un peu plus et d’un coup me demande si elle a le droit d’aller dedans. Je réponds qu’elle peut jouer avec comme elle le souhaite, elle doit juste enlever ses chaussures. Elle se glisse dedans, se contorsionne car faire entrer un corps de 5 ans dans un espace prévu pour loger  un corps de tout au plus 6 mois n’est pas simple.

Elle y arrive, le couffin se déforme de partout, il est rempli au maximum mais elle est dedans, couchée sur le côté, elle ne parle pas, elle émet des sons sans  aucun mot, tout comme un bébé, se relève ajuste la capote et m’apporte une petite couverture qui est à disposition. Il faut que la mette complètement par-dessus cette capote et que je la cache entièrement. 

Je la ressens comme « in utéro ».

Je suis  touchée de la voir ainsi mais aussi pleine  d’espoir. Cependant  je ne peux  pas du tout imaginer  que nous allons voyager durant 14 séances avec ce couffin.

14 séances de 40 minutes bien utilisées à jouer, étalées sur 3 mois; non, je ne l’avais pas du tout pensé. 

Winnicott dit que le jeu est universel et correspond à la santé. Ce qui est naturel c’est de jouer et le phénomène du 20ème siècle c’est la psychanalyse. Il rappelle à l’analyste ce qu’il doit à Freud mais aussi ce que nous devons à une chose naturelle et universelle qui est le jeu. 

Il nous parle du  jeu dans l’espace et le  temps. 

On peut dire de tout individu ayant atteint le stade où il constitue une  unité, avec une membrane délimitant un dehors et un dedans, qu’il a une réalité intérieure, un monde intérieur, riche ou pauvre, où règnent  la paix ou la guerre…Il parait indispensable à DWW  d’ ajouter un troisième élément , une troisième partie : il s’agit de l’aire intermédiaire d’expérience, à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure.

Cet espace varie beaucoup  selon les expériences de vie du bébé en relation avec la mère ou la figure maternelle. DWW  oppose cet espace potentiel au monde du dedans, ou association psychosomatique,  au monde  du dehors, soit  la réalité existante avec ses propres dimensions qui peut être étudiée objectivement et qui, bien qu’elle puisse paraître varier selon l’état de l’individu qui l’observe, reste, en fait, constante.

Pour assigner une place au jeu, il fait l’hypothèse d’un espace potentiel entre le bébé et sa mère.

 (3) chap.1 et  3 .Jeu et réalité chez Folio essais.

En jouant, je vais donc permettre à cette fillette  d’être avec moi dans  cet état de dépendance  du nourrisson ; lui permettre de vivre le  temps du un , soit de l’informe mère /enfant ; et puis le temps  du deux; « moi / non moi »;  « me : not me » pour  qu’elle déroule jusqu’au bout cette expérience dans le temps  qui  est  le sien.

Elle  organise les séances et le jeu  selon son rythme à chaque séance.

Au début,  elle est couchée dans son couffin/bulle, je suis assise sur une petite chaise à ses côtés, je  soulève doucement le coin de couverture, simplement pour la regarder, lui sourire;  faire un petit commentaire comme font les jeunes mères : tiens elle suçote son pouce, elle dort encore, elle est réveillée, est-elle assez couverte….,  Je lui fredonne aussi  des airs de berceuses. Et nous laissons couler le temps.

Ces temps là ne sont pas évident pour moi et je suis traversée plusieurs fois par « mais qu’est ce que je fais là», j’arrive cependant à m’appuyer sur ma propre expérience personnelle en pensant: il m’a fallu du temps et il a fallu du temps  à mes enfants pour grandir, il lui en faut donc aussi,  cela me permet d’attendre, de tenir  et de jouer.

Lors de chaque séance, en arrivant, elle ajoute autre chose qu’elle  me prépare sur la table;  le nécessaire dont elle aura besoin avant  de s’installer dans le couffin. 

Il y a les biberons que je dois  lui donner, elle  me le fait comprendre en pleurant ou avec des phonèmes lorsqu’elle a faim. J’enlève la couverture, c’est  un moment où  elle se retourne sur le dos jambes repliées en restant  allongée dans ce couffin ; je lui parle en préparant ce qu’elle-même a pensé pour sa séance, lui donne son  biberon en  prenant  soin de lui essuyer la bouche avec un vrai bavoir de bébé en disant « mais tu es gourmande, tu as du lait qui dégouline! C’est aussi pour qu’elle ne  se lèche pas les babines ; un chien n’a pas de bavoir!

Je  dois ensuite la  recacher complètement sous sa couverture. 

Il y a l’épisode biberon plus compote (toujours préparé par elle avant de se glisser dans le couffin,) ceci répétés plusieurs fois au cours de nombreuses  séances.

Il y a un jour le retrait de la couverture qui était toujours  par-dessus la capote et je  peux enfin la  couvrir normalement. Doucement elle  tente de s’asseoir, je cale  un coussin dans son dos  au fond de la capote.  Ensuite elle tire le petit coffre en osier qui ne contient que des jeux de bébés, hochets divers, jeux musicaux, jeux d’emboitage,  à côté du couffin. Tout  en étant assise elle regarde à l’intérieur du coffre  mais ne touche rien.

Les fois suivantes elle manipule les jeux et secoue  les hochets avec des babillements, mais  n’oublie pas de se faire nourrir avec biberon et compote  comme à chaque séance. Un autre jour elle prend le poupon qu’il faut  que j’installe avec elle dans le couffin à côtés des hochets. 

L’espace du couffin devient vraiment étroit, je peux dire qu’elle grandit, les objets passent quelquefois par-dessus bord, je dois les ramasser; elle me le demande avec des sons de plus en plus expressifs, avec des rires comme ceux d’un bébé joyeux  mais toujours aucun  mot;  ou bien elle  me les montre du doigt.

Elle joue à être un  vrai bébé ! Elle est un Bébé.

Je dois  alors la nourrir et nourrir le poupon  sur quelques séances, le poupon  est   maintenant systématiquement dans le couffin avec elle. Il dort avec elle. Elle joue et se câline avec lui. 

Mais l’enfant/bébé elle même  est bien  là et le chien ne  se montre plus.

Elle conduit sa régression dans une progression tranquille mais régulière  selon son propre   rythme de bébé.

C’est  possible parce que dans le transfert elle peut jouer et vivre ce qu’elle  n’a pas ou  peu pu effectuer  avec son premier environnement défaillant. 

Elle fait   l’expérience de retrouver sa continuité d’être un bébé dans le jeu et donc l’inscrit en le vivant. 

Une fois de plus elle prépare le biberon,  la compote ainsi que le yaourt qui s’est ajouté; et nous reprenons là où les séances se sont  arrêtées 15 jours plus tôt avec les vacances.

Je dois la nourrir ainsi que le poupon, mais cette fois grande nouveauté ; elle ne  reste que  10 minutes dans le couffin au lieu d’une bonne trentaine habituelle, se lève et laisse le poupon couché dans celui ci. 

Elle  va mettre la couverture sur la table basse. La couverture devient une nappe, elle me le formule en se mettant à parler dans le jeu, les lallations et phonèmes disparaissent. 

Elle ajoute :

                 Tu peux me garder mon bébé  pendant que je prépare à manger.  

Bien sûr, mais comment s’appelle ton bébé ?

                 C’est une fille, elle s’appelle Bella.

Voilà comment, cette enfant /chien qui se sentait  moche, qui n’avait pas envie de vivre  a retrouvé sa qualité d’humaine; tout en prénommant le poupon Bella dans le jeu. J’ai entendu que ce Bella la concernait en propre.

J’ajoute une précision  connue bien après le temps du couffin. 

Lors d’un appel téléphonique avec sa mère celle-ci m’a dit  qu’ils  avaient eu réellement des chiens, qu’ils avaient eu obligation de s’en séparer car la chienne  grognait lorsqu’elle  approchait, lui  interdisant  de s’occuper de  sa fille au  risque de se faire mordre. Son enfant  avait environ 6 mois.

Je pense que c’est dans ces moments là que l’identification au chien s’est inscrite, auprès d’une chienne/mère la protégeant de sa mère et de son père réels , tous deux   peu fiables dans ce temps là  car  complètement pris par leurs  graves addictions.

L’enfant, pendant un temps, n’avait pas eu  d’autres solutions que de s’appuyer sur un environnement protecteur ; la chienne,  évidemment à 4 pattes mais  montrant ses crocs, d’où cette  place très particulière faite aux 4 pattes et  aux dents par cette enfant. 

 

Winnicott nous dit que l’union entre l’agressivité et l’amour prend sens quand l’enfant a envie de mordre, c’est à dire vers 5 mois, moment où l’enfant a envie de mordre le bon objet, soit le corps de la mère. Cela fait partie plus tard du plaisir de manger des aliments variés. 

La nourriture devient donc le symbole du corps de la mère, de celui du père et de toute personne aimée.

(4) chap.1 Agressivité, Culpabilité et Réparation , petite bibliothèque Payot.

Pour cette enfant le plaisir s’était transformé en boulimie, en morsures, et  mordillements quasi permanents.

Cette identification au chien semblait  correspondre à cette période de déprivation affective et avait, me semble-t-il, déchainé  sa   tendance anti sociale en après coup. 

Cette petite fille  avait  interpellé depuis le début tout son entourage avec l’usage en excès de son 4 pattes, de ses dents qui mordillaient et déchiquetaient tout, et avec cette  pulsion orale grandement déployée mais pervertie. 

Elle a pu dans le transfert, parce que je pouvais attendre et attendre encore; dérouler son expérience d’être bébé  jusqu’au bout. Elle a  rencontré les bons et mauvais  objets au cours des séances, elle a pu les inscrire, les intégrer en elle en m’utilisant, en utilisant le couffin relais du giron maternel  et en utilisant  le temps, allié indispensable pour devenir humaine dans sa continuité d’être.

Après l’épisode du couffin, son comportement s’est stabilisé et socialisé avec une attitude correcte à l’école et sa boulimie a diminué;  pour autant notre travail n’était pas terminé.

Pour conclure et vous faire  sourire ;   voici ce qu’elle m’a dit une année plus tard au cours d’une séance: alors qu’un chien venait  d’aboyer dans la rue. 

Elle avait ouvert   la fenêtre en criant « coucou ».

Je lui avais  alors demandé à qui elle disait  coucou, car je ne voyais pas ce qui se passait.

Sa réponse avait jailli instantanément:

              « Tu ne vois pas qu’il y a un humain à côté du chien ! »

Elisabeth Mercey

Référence des textes de DW Winnicott:

(1) La tendance anti sociale, chapitre 5, pages 84 à 88 ; Agressivité, Culpabilité et Réparation; petite bibliothèque Payot ou dans : De la pédiatrie à la psychanalyse; Payot.

(2) L’agressivité et ses racines; chapitre 1.  p 21,   Agressivité, Culpabilité, Réparation; petite bibliothèque Payot ou dans l’Enfant et le Monde Extérieur; Payot

(3) Jouer, proposition théorique ; chapitre 3  Le jeu dans le temps et l’espace, p 90,   Jeu et Réalité. Folio essais.

(4) L’agressivité et ses racines ; chapitre 1; p 35/36; 

Agressivité, Culpabilité et Réparation; éd petite bibliothèque Payot, ou dans l’Enfant et le Monde Extérieur ; Payot.

Crainte de l’effondrement, passage par l’informe. Un rien à dire.

Winnicott, dans La crainte de l’effondrement, dit combien breakdown signifie l’échec de l’organisation d’une défense et que le mot d’effondrement s’emploie pour décrire l’état d’affaires (affairs) qui sous-tend l’organisation d’une défense. Il s’agit donc d’un effondrement du potentiel défensif, de ce que les défenses comprennent de potentialités. D’où deux questions :

1) comment, pour parler trivialement, la crainte de l’effondrement s’attrape-t-elle dans l’analyse ? Réponse de Winnicott : dans l’actuel du transfert, par l’expérience d’une première fois inaugurale.

2) Comment le petit d’homme fait-il nativement avec l’impensable de la condition humaine ? Au sens où l’impensable est à la base du pensé. Il s’agit, en effet, de faire place à ce qui nous arrive, dans la dimension d’une arrivance, c’est-à-dire de l’événement, notre être-là étant livré au potentiel de son pouvoir-être. Puis-je être-là à ce qui (m’) arrive ? Un bébé, dans son originaire déréliction, s’en sort par le recours et le secours de l’Autre en son entourage d’autres.

Un rien à dire

Quand j’ai pensé au titre de cette intervention, m’est spontanément venue à l’esprit l’expression un rien à dire (a nothing to say). Je me référais alors au texte intitulé Nothing at the centre, (1959, Rien au centre). Dans ce court texte, Winnicott parle d’une patiente, une actrice de 30 ans à la personnalité attrayante. À ce moment-là de l’analyse, cette femme traverse une période de vie dans laquelle « il n’y avait rien à quoi elle pût réagir » (F. p. 57, A. p. 49) « Nothing to which she could react ». Cette phrase est précédée d’une autre : « There is a gap of several weeks in which perhaps nothing will come her way ». La traduction française gomme le nothing : « il y a un trou (une coupure) de plusieurs semaines durant lesquelles peut-être rien ne viendra sur son chemin ».

Dans ce texte, Winnicott utilise trois termes différents pour parler du vide et du rien, à dire, précisément. Ces trois termes sont :

nothingness, couramment traduit par le néant, voire le vide ou la vacuité ;

emptiness, le vide (d’une chambre non occupée), le néant, la vanité (des plaisirs) ;

void (adjectif), vide, l’espace vacant, (void space), nul, en parlant d’une clause juridique, vain, inutile et dénué, dépourvu ; substantif, le vide, tel qu’avoir l’estomac creux : to have an aching void.

De plus, comme dans Mark dont le moi étrange révèle la folie de la mère, (1969, F. p. 150-159 ; Mother’s Madness Appearing in the Clinical Material as an Ego-Alien Factor, A p. 375-382), Winnicott se joue de l’usage des mots composés de nothing, tels que something, some things, everything, anything et nothingness. Ces variations sur la langue anglaise sont difficilement restituables en français, sauf à garder chose, qui toutefois disparaît dans rien traduisant nothing.

Je reviens à la patiente dont la chose (thing) vraiment difficile était d’en arriver à la nourriture (au manger) et au fantasme du manger, c’est-à-dire à l’érotisme oral et au sadisme qui compliquent les autres sortes de relation aux objets. Irritée par une toux de Winnicott, l’idée d’un bébé lui traverse l’esprit, signifiant que l’analyse n’était pas bonne parce qu’elle n’avait pas produit en elle une grossesse. La question est donc celle de la fécondité de l’analyse et celle du vide sur lequel cette infécondité laisse la patiente. Ils savent tous deux qu’il y avait quelque chose (something) juste derrière son état habituel de défenses maniaques. Certaines choses (some things) lui étaient arrivées, mais, dessous, elle était restée la même. Vient alors à Winnicott, chose frappante (striking thing), une interprétation : si rien ne lui était arrivé à quoi elle pût réagir, alors elle venait au centre d’elle-même où elle sait que là il n’y a rien, et plus exactement : il y a rien. « Je dis que ce néant (nothingness, cette rienneté) au centre est sa terrible faim » (tremoundous = terrible, immense, énorme) et que « le trou (hole) au milieu duquel elle est elle-même est une faim de tout (everything), qu’il appartient à la totalité (whole) de sa vie et qu’il inclut le vide (emptiness) avant l’engrossement (empregnation = fécondation) aussi bien que le désir sexuel et oral. Winnicott avait déjà parlé en ce sens, mais à cette séance-là, elle tombe dans un profond sommeil et reste endormie durant à peu près vingt minutes. Quand elle se réveille, elle s’impatiente de s’être endormie et d’avoir raté la séance. Winnicott remet ça sur le tapis. Il recommence, (réitère), l’interprétation et la jeune femme, derechef, replonge dans le sommeil jusqu’à la fin de la séance. Quand elle se réveille, elle dit : « I have been glued to the couch », « J’ai été engluée sur le divan. » Englué décrit assez bien la situation à la condition de prendre le mot dans le sens de collé, scotché pour le dire plus clairement. Elle s’arrache du divan et part, non sans avoir, avant d’atteindre la porte, retrouvé son habituelle attrayante vivacité.

L’on pourrait traduire nothingness ici par rienneté, le fait qu’il y ait rien. Nothingness employé par Winnicott ne me semble pas exactement correspondre au pur néant des philosophes. Il va bien avec la dimension du vide (emptiness) dont la fécondité est d’assurer une sise au rien, comme en parle si souvent Henri Maldiney dans son dialogue avec François Cheng à propos du vide médian. Remarquons qu’en anglais, les deux termes présents dans le texte de Winnicott (hole et whole), se traduisent en français par le trou et le tout. Dire là il y a rien (there is nothing), c’est donner une positivité au rien. C’est signifier que si là il y a rien, c’est pas rien ni vain (void). Quand le rien habite le vide, ce vide n’est pas un pur néant.

Et là, dans ce texte intitulé Rien au centre, dans la traduction française, manque tout un paragraphe que je vais vous lire et commenter. Le rien incarné par l’absence !

« Cette patiente s’endort souvent, mais alors elle est habituellement dans un état d’épuisement dû au surmenage physique et au fait de veiller tard de la façon qui appartient à sa vie d’actrice. Ces temps-ci, le sommeil avait acquis une qualité nouvelle, je pensais, une qualité qu’elle décrivit comme celle d’être scotchée sur le divan. Je supposai que le sommeil représentait une sorte particulière de résistance à l’interprétation. L’essence de l’interprétation était qu’il y a un self dissocié qui est rien ; il n’est rien d’autre qu’un vide (void) ; il est seulement un vide (emptiness) et quand ce vide (emptiness) devient vivant, elle n’est plus rien (nothing) qu’une immense faim (huge hunger). C’est la première fois qu’elle et moi, au cours de quatre années d’analyse, avons trouvé ensemble une formulation satisfaisante de son vrai self et en même temps de son appétit. »

On pensera bien sûr à ce que Lacan dit de l’anorexie qui ne consiste pas seulement à rien manger, mais plutôt à manger le rien, à avoir un rapport sur le mode oral au rien qui vaille. Lacan dit : « L’objet a est quelque chose dont le sujet, pour se constituer, s’est séparé comme organe. » Il a rapport avec le manque. « Au niveau oral, c’est le rien, en tant que ce dont le sujet s’est sevré n’est plus rien pour lui. Dans l’anorexie mentale, ce que l’enfant mange, c’est le rien » (Le Séminaire, livre XI, 6/3/1964, p. 96).

L’immense faim paraît quand le vide est reconnu. Par l’interprétation, la tremendous hunger (la terrible faim) devient une immense faim (one huge hunger). On est passé du terrible sidérant, du terrifiant, de l’épouvantable à la spatialité de la vastitude (hugeness), donc à une présence incluse dans la dimension du lieu, si vaste soit-il.

Dans un article de 1969, dont le titre en français est « Mark dont le moi étranger révèle la folie de la mère » (F. p. 150-159, A. p. 375-382), Winnicott parle d’un enfant de 6 ans qu’il reçut une seule fois. Cet enfant et lui jouèrent au Squiggle Game. Le squiggle 5 possède une sorte de mystère. C’était le dessin de l’enfant. Dans le coin en haut, il fait une marque (mark). Cette marque était aussi une part d’un M. Ce qui fait un jeu de mots avec son nom (Mark). Il dit : « It’s a nothing ». Littéralement : « C’est un rien. » Winnicott ajoute : il avait atteint une extrême défense, car, s’il est un rien, il ne peut pas être tué ou blessé par le pire trauma imaginable.

Au squiggle 4, Mark donne des coups de couteau dans le papier du dessin  et un peu sur la table. Winnicott écrit : « et je pense qu’il montrait pourquoi il devait être rien s’il lui fallait laisser arriver la « chose » traumatique » (A. p. 380, F. p. 154). Brusquement, au cours de la séance, Mark est possédé par la folie. Winnicott écrit alors qu’il observe une personne folle, complètement imprévisible. Il ajoute : « ‘Nothing’ is not being destroyed by the mad ‘something’ » (A. p. 381) «  ‘Rien’ n’est pas détruit par le ‘quelque chose’ fou » (p. 156). Par le recours à la reconnaissance de la folie maternelle, « Mark has now become something instead of nothing » (A. p. 382). « Mark est maintenant devenu quelque chose au lieu de rien » (F. p. 156). Devant l’extrême défense respectée « de son être ‘rien’ », Winnicott se demande « Où est-il quand il est rien ? » Dans la consultation, il comptait (relied) sur moi ayant une image mentale de lui dans ma tête qu’il pouvait évoquer.

Chwang-tzu écrit : « Forme et Sans Forme rendaient fréquemment visite à Chaos qui les accueillait avec beaucoup d’urbanité. Forme et sans forme désirant lui exposer leur reconnaissance lui dirent : tous les hommes ont sept orifices qui leur permettent de voir, entendre, manger et sentir. Vous seul en êtes dépourvu. Si nous vous percions ces orifices. Et chaque jour ils lui perçaient un orifice. Le septième jour, c’en était fait. Chaos était mort » (VII). Le sage chinois fait intervenir en même temps forme et sans forme : y avoir et ne pas y avoir. Il y a un point de départ dans l’absence de forme. Une forme se forme en procédant de ce qui n’est pas. Elle s’ouvre dans une forme au constant essor de sa formation. Telle est la dimension du temps dans la grammaire de Winnicott (retour au présent, à l’actuel) quand le rien est signifié à la patiente de Rien au centre. Le vide, le rien, sont là en leur potentialité non encore exercée par la composition relationnelle et langagière dans laquelle un bébé vient au monde quand il lui est parlé les douleurs et les plaisirs vécus dans son corps. Et là, D. Winnicott rejoint la tradition chinoise entre autre celle du entre. Cette nécessité de l’intervalle, cette aire intermédiaire n’est l’ensemble de rien, l’Ouvert (Rilke, Maldiney, André du Bouchet), dans la respiration duquel moi-même je m’adviens rythmiquement. La révélation de l’être accordée au vide et au rien s’accomplit dans un espace de présence, qui ne fuit pas le vide, car elle est capable de s’ouvrir à Autre chose, à de l’Ailleurs. « L’événement et le vide s’exigent l’un l’autre » écrit Henri Maldiney (Ouvrir le rien, l’art nu, Millon, 2000, p. 61). Reconnaître le vide et donner place au rien ouvrent l’espace potentiel de l’événement. On pourrait presque dire ici dans le sensoriel et le rêver. Si l’interprétation de Winnicott a eu un effet de transmutation, c’est parce que dire le rien fait sortir du préformé et du formatage obligé. Le vide ouvert à son rien permet à toutes choses d’être entre elles, et ce vide est ouvert au poète comme au psychanalyste comme un à dire.

Je voudrais souligner combien Winnicott, avec des mots simples et en s’osant à dire ce rien, ce rien à dire, trouve la fécondité de son interprétation à donner forme à de l’informe, à tout le moins à de l’informulé. Il donne formule à ce qui n’a point forme sans qualifier le rien ou le vide de quelque chose (Imaginaire). Il en reconnait la place et la fonction dans l’économie psychique, libidinale et signifiante de sa patiente. Belle leçon de chose désirante en prise directe avec la parole adressée et risquée. Winnicott se risquait à parler, et pas pour ne rien dire.

Cela se traduit dans l’usage des modalités temporelles verbales. Winnicott passe constamment de l’imparfait au présent. « she came to the centre of hersef where she knows that there is nothing. I saidis » (p. 50). Ce passage, ce transfert du temps verbal dans la conjugaison, indique bien le passage d’une scène à l’autre, celle de la réalité psychique et celle de la réalité du discours actuel, tout en les articulant l’un à l’autre à l’intérieur de chacun.

Du vide

La question du vide est également présente dans Fear of Breakdown, «La crainte de l’effondrement (F. p. 213/214 ; A. p. 93/94). Chez certains patients, le vide (emptiness) a besoin d’être éprouvé, au sens d’en faire l’expérience, et ce vide appartient au passé. Cela évoque le pathei mathos de l’Agamemnon d’Eschyle (vers 78) : seule l’expérience enseigne, à l’épreuve du vivre peut-on dire. Pour comprendre cette épreuve du vide, il ne convient pas de recourir au traumatisme, mais à ce que rien (nothing) n’est arrivé quand quelque chose (something) pourrait être arrivé de façon bénéfique (profitably). Winnicott ajoute : « Il est plus facile pour un patient de se souvenir d’un trauma que de se souvenir que rien est arrivé quand il pourrait être arrivé. À cette époque, le patient ne savait pas ce qui pourrait être arrivé, et donc ne pouvait rien éprouver sauf à constater que quelque chose pourrait avoir été » (F. p. 214, A. 93/94). Cela tient à ce que l’épreuve du vide remonte à un temps qui précède le moment où la maturité rend possible de faire l’expérience du vide. Winnicott poursuit : « le vide est une nécessité pour le vif désir (eagerness : l’ardeur) de croître. Le vide primaire signifie simplement : avant de commencer à se remplir. » Dans la cure analytique, il parle du vide comme il parle de l’effondrement. L’effondrement est déjà arrivé, près du début de la vie de l’individu. Le patient doit s’en « souvenir », mais il n’est pas possible de se souvenir de quelque chose qui ne vous est pas encore arrivé. Et cette chose du passé n’est pas encore arrivée parce que le patient n’était pas là pour qu’elle lui arrive. Dans ce cas, la seule façon de « se souvenir » (remember) est que le patient fasse l’expérience de cette chose passée, pour la première fois, dans le présent, c’est-à-dire dans le transfert. Ainsi est également le vide que le patient essaie d’éprouver, comme un état du passé qui ne peut être remémoré, la première fois, que dans l’actuel du transfert. De plus, ce qu’il y a de terrible en notre vie, nous nous en défendons mordicus en tentant de le contrôler. Mais si l’on peut aller à ce vide grâce à la relation de transfert, alors prendre en soi devient un plaisir. Prendre en soi vaut aussi bien dans le registre alimentaire que relativement aux apprentissages. Et Winnicott écrit : « The basis of all learning (as well as of eating) is emptiness » (A. p.94). « La base de tout apprentissage (comme du manger) est le vide. » Mais si le vide ne fut pas éprouvé comme tel au commencement, alors il se transforme en un état qui est redouté, encore que compulsivement recherché ensuite. Et Winnicott de conclure : « C’est à partir de (out of) la non-existence que l’existence peut commencer. »

Passage par l’informe

On ne part pas d’une forme pure et d’une matière inerte, informe, pour engendrer des produits de fabrication ou créer. L’acte technique, la création, est une manière subtile de mener à terme un processus d’individuation qui développe, amplifie et manifeste des potentialités inscrites dans la dimension protéiforme du monde. La création opère comme une cristallisation. Elle ne se manifeste pas dans une genèse purement temporelle. Il y va de la naissance d’un être, d’un être autre qu’unité et identité, parce que il est toujours décentré à l’égard de lui-même en ses phases de parution et de disparition. C’est toute la question du sujet chez Lacan, quand il définit le signifiant comme ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. Le sujet disparaît sous le signifiant qui le représente, ce qui est proprement sa division.

Ya-t-il au centre de nous-même assez de jeu pour que le vide constitutif de notre être ne soit pas l’équivalent d’un pur néant ou d’un chaos sans nom ? Il s’agit de situer un lieu d’être, un lieu où un être humain puisse avoir lieu et existence, ce lieu au sein duquel Winnicott place un vide. Chez l’être dépourvu de centre, la vie s’écoule sur un mode mélancolique, hémorragique. Notre travail à parole, comme on dirait un travail à façon, consiste parfois à dire le rien au centre afin que le patient, d’abord sans lieu, trouve assise, non pas dans la vie nue – de cela il pâtit assez – mais dans une souffrance d’être compatible avec la douleur d’exister. Cet avoir lieu du rien dit et à dire se fait alors compatible avec le vivre jusqu’au subit endormissement par où nous nous connectons, dans le sommeil profond, à l’exercice des pulsions de mort (Françoise Dolto). Ce rien signifié en paroles articule l’être et la vie, le being et le living. Dans cette articulation, le devenir d’un sujet acquiert sa réalité propre et originale, sa singularité. Dans ce lieu du I am, un individu devient une unité, une unité divisée, de par cette nécessité, si bien saisie par Winnicott, d’atteindre l’être avant le faire. « The need for the individual to reach being before doing. ‘I am’ must precede ‘I do’, otherwise, ‘I do’ has no meaning for the individual » (Playing and reality, p. 176). Dans La mère dévouée ordinaire, The ordinary devoted mother, (1966, dans Le bébé et sa mère, Payot, 2010, p. 19-32), Winnicott signale qu’il préfère utiliser d’abord le mot être (being) et dire que je suis (I am) vient seulement ensuite. En effet, je suis n’a de sens que si on dit je suis accompagné d’un autre être humain qui n’est pas encore différencié de moi. Être est le début de tout.

Le centre, nous le considérons toujours comme intérieur à notre personne, ce qui nous évite de prendre en compte le mouvement de l’intime, de notre intime en mouvement ou désertique, déserté. Le mouvement le plus intime procède du centre au sens l’intime est le superlatif de interior, le plus intérieur de l’intérieur. Parfois, là, il y a rien, alors que le sujet s’y tient, dit D. Winnicott, sauf une terrible faim, une faim de tout. Le centre aspire à une forme du repos.

« At the still point of the turning world. Neither flesh nor fleshless ;

Neither from nor towards ; at the still point, there the dance is,

But neither arrest nor movement » écrit T. S. Eliot dans « Burnt Norton », II, in Four Quartets (Poésie, Seuil, 1976, p. 160/161). Que le centre en nous soit au repos ne signifie pas qu’il soit immobile. C’est au contraire le repos qui permet au centre de se mouvoir à sa manière de centre. Le centre n’est pas immobile. Il repose. La question du centre se réfère à la dimension de la localisation, de l’emplacement, voire de l’établissement, de l’expérience culturelle et du jeu, auxquels on peut « assigner un lieu si l’on a recours au concept de l’espace potentiel », posé comme troisième aire (Jeu et réalité, p. 75).

Winnicott fait remarquer à Victor Smirnoff, son premier traducteur, qu’il utilise une façon plutôt bizarre de dire les choses en usant du terme de resting place, expression signifiant également tombe. Mais tous les repos ne sont pas de mort, puisque certains repos concernent notre re-position de sujet. Qu’est-ce à dire pour Winnicott ? Il s’agit de séparer le fait du fantasme. (Lettres vives, Gallimard, 1989, p. 174). Il ajoute à Smirnoff : « Le phénomène transitionnel appartient à une aire intermédiaire que j’appelle resting place parce que vivant dans cette aire, l’individu est au repos : il n’a pas la tâche de distinguer entre le fait et le fantasme » (Ibid., p. 174). Dans une note du texte de 1951, dans laquelle il évoque Marion Milner (1952), Winnicott parle de resting place. Il expose clairement un des effets de la carence de la mère au début de la vie de l’enfant. La période d’illusion (phase transitionnelle pour Donald Winnicott) subit des perturbations. C’est ainsi que l’on peut voir un individu rechercher sans cesse le lieu de repos précieux de l’illusion. De la sorte, l’illusion a sa valeur positive.

L’aire du sansforme

Dans l’article Dreaming, fantasying and living. Une histoire de cas décrivant une dissociation primaire. (Jeu et réalité, p. 40-54 ; Playing and reality, p. 35-50) Winnicott situe l’aire du sans forme, formlessness, le fait d’être sans forme, traduit par informe. Mais c’est plutôt l’absence de forme. Winnicott en parle très clairement dans Rêver, fantasmer, vivre (Jeu et réalité, p. 50, Playing and reality, p. 45), à propos de la situation clinique d’une patiente et d’un rêve. Informe (sans forme), en ce rêve où il s’agit de confectionner une robe, dit ce à quoi ressemble le tissu avant d’être, comme un patron, coupé, taillé et assemblé. Je passe les détails. Or l’environnement s’était montré incapable de lui permettre, enfant, d’être informe. Il l’avait découpée selon un patron aux formes conçues par d’autres – bref pas à sa mesure ni à sa taille. Elle devait commencer par être informe – ce qui, personne ne l’ayant saisi dans son enfance -, la mit au cours de son analyse dans une colère noire. Lors de la séance suivante, elle s’endormit, comme pour avoir un rêve destiné à l’analyse. Winnicott lui fait remarquer qu’elle s’était endormie tout simplement parce qu’elle avait eu envie de dormir, ce qui la soulagea. Au réveil, elle s’était sentie beaucoup plus réelle. Mais Winnicott avait gardé en tête le mot de sansforme. Car il s’agit pour lui de distinguer le fantasying et le rêver (Playing and reality, p. 45). Il précise que l’activité rêvante (dream actvity, la rêverie, voire la rêvasserie) s’oppose au fait de rêver et que la poésie du rêve est absente de l’activité fantasiante (fantasying). Ce que nous retiendrons de ce passage par l’informe, c’est la transition d’une scène à l’autre, la distinction de la scène du fantasier et de celle du rêve en acte. À la fin de Lactivité créatrice et la quête de soi, Winnicott rappelle qu’il convient de ménager une occasion à l’expérience de l’informe et aux pulsions créatives, motrices et sensorielles, qui sont la matière (le tissu, l’étoffe, stuff) du jeu.

Winnicott différencie l’inner reality, la réalité intérieure, du fantasme : « Le fantasme fait partie de l’effort accompli par l’individu pour affronter la réalité intérieure » (Conférence sur la défense maniaque). L’activité fantasiante (fantasying) ou le rêve diurne (daydreaming), la rêverie, la rêvasserie, peut se dissocier du vivre réellement et du fait d’être en relation avec des objets réels (real living and relating to real objects). Rêver, fantasmer, vivre est un article consacré à la dissociation. Ce fantasying est difficile à traduire et à rendre en sa portée, car il fait état de la forme progressive. Le rêve diurne (daydreaming) porte en lui le potentiel de la créativité imaginaire. Laura Dethiville note combien le fantasying, qu’elle propose de traduire par le fantasier, est pour Winnicott, une activité stérile, sorte de rêvasserie obligée, « qui permet que tout arrive alors que rien ne se passe » (Jeu et réalité, s. par moi, p. 41 !). Revoilà la dimension du rien, et avec elle, la scène de l’acte, celle de la création. Ainsi, quand la patiente jouait le jeu des autres gens, elle était tout le temps retenue dans le fantasier (engaged in fantasying). Elle vivait réellement dans ce fantasier sur la base d’une activité mentale dissociée, ce qui l’empêche d’être entière. Sa défense consiste à vivre ici dans l’activité du fantasier et à s’observer elle-même jouant les jeux des autres enfants. Du coup, la majeure partie de son existence prenait place là où elle ne faisait absolument rien (nothing whatever). Faire absolument rien (doing nothing whatever) était peut-être masqué par certaines activités. S’ensuit que la réalité n’était tout bonnement pas rencontrée. D’où la nécessité pour D. Winnicott de repasser par l’informe et par une redéfinition du rien, par la médiation du rêve, plus exactement du dreaming (cf. Laura Dethiville, 2008, p. 191).

Le fantasier est marqué, chez cette patiente, d’une inaccessibilité relevant de la dissociation plutôt que du refoulement. Le fait de fantasmer (dont elle prend conscience quand elle a un lieu d’où elle peut prendre conscience) revêt pour elle une importance vitale. Cela se produit quand elle commence à devenir une personne entière. Le fait de fantasmer se transforme alors en imagination qui, elle, est en relation avec le rêve et la réalité. Winnicott décrit finement (F. p. 41 sq.) l’oscillation vécue par cette patiente entre la santé et la maladie, entre « une sorte d’exploration imaginaire du monde et du lieu où le rêve et la vie sont la même chose », (A. p. 37). Quand elle reste assise dans sa chambre à ne rien faire, si ce n’est respirer, elle a, pourtant, dans son fantasme, peint un tableau. Et Winnicott d’ajouter : du point de vue de l’observateur, il ne s’est rien passé.

Winnicott rapporte deux rêves éclairant sur la différence entre rêvasser et rêver, qui est vivre. Il souligne combien« le jeu créatif est en relation avec le rêve et avec la vie, le rêver et le vivre, mais n’appartient pas, essentiellement, au fait de fantasmer ». Pour lui, fantasier n’est pas productif, n’est pas constructif, est même préjudiciable à cette patiente et la fait se sentir malade (A. p. 43, F. p. 48). Pour cette raison, il m’arrive de proposer à des enfants d’écrire, de dessiner ou de mettre en forme leurs fantaisies pour les cheviller au réel d’une expression adressée. « Le fantasier la possède comme un esprit malin. » « Fantasying possesses her like an evil spirit. » (a p. 45). Elle découvre soudain que ce fantasier n’est pas un rêve (this fantasying is not a dream) (A p. 45). Elle rêve : « Je m’acharnais sur le patron d’une robe que je coupais fiévreusement. Est-ce fantasier ou rêver ? » (F p. 47 ; A p. 43). Le fantasier (the fantasying) est simplement faire une robe, ce qui est différent de rêver faire une robe. D. Winnicott enchaîne (F p. 50 ; A p.45) : le mot clé de ce rêve est le sansforme (formlessness), c’est-à-dire ce à quoi ressemble le matériel avant d’être, comme un patron, façonné, coupé, assemblé. C’est dans la reconnaissance d’une aire de l’informe que le progrès de la cure va s’avancer.

Qu’est-ce à dire, sinon que ce qui pourrait sortir de pareil informe relève de la confiance (sommeil) que la patiente a dans son analyste – et sans doute aussi réciproquement. L’environnement ne lui avait pas permis d’être informe. Il l’avait découpée « d’après un patron dont les formes avaient été conçues par d’autres » – ce qui l’a conduit à la formation d’un faux self, par une telle soumission (compliance). Dans des séances de deux heures, elle ressent intensément (feeling) que personne dans son enfance n’avait jamais compris qu’elle devait commencer par être informe.

Cette nécessité de commencer par être informe prend sens, devant la crainte de la patiente de « perdre son identité ». Le mot informe appliqué à l’activité rêvante en général permet de la soustraire à la soumission de cette mise en forme obligée. Chez cette patiente se sont mises en place des défenses l’obligeant à tout contrôler, à prévoir toutes ses activités, jusqu’à la paralysie, pour qu’aucun sentiment d’incertitude ne surgisse jamais. Les interventions de Winnicott l’invitent à se laisser aller à rêver, en sorte que cette liberté de rêver sans but crée l’aire de l’informe, d’où une forme à soi peut se construire. L’aire de l’informe n’est pas un modèle ou un patron, au sens de la couture, mais un repère d’où exister. La psychanalyse est ce terrain de jeu où, dans une séance, je suis seul avec quelqu’un, et où l’évocation, l’apport d’un bout de ficelle, le rythme de sa respiration, de celle de l’analyste, un regard, le visage, nous donnent la certitude d’exister. Comment ? En me permettant d’accueillir ce qui m’arrive, en tant qu’avènement de moi-même au sein de l’événement qui survient, hors de toute attente, autre que celle mouvant le désir d’exister. Autrement qu’être disait Emmanuel Levinas. Le jeu engendre le je. « Alors, comme l’écrit, Jean-Bertrand Pontalis, le trouvé n’est plus le précaire substitut du perdu, l’informe n’est plus le signe du chaos » (Jeu et réalité, p. XV). L’impression de chaos, sa béance, du fait de l’arrimage transférentiel, est un départ informant.

Dans le lieu transférentiel, l’aire de l’informe est l’espace potentiel où s’engendre une mise en mouvement des formes. Ce mouvement a trait et relation à la mobilité de la figuration dans le rêve. Paraît ici la dimension poétique de (dans) l’analyse. D. Winnicott fait une allusion (p. 52) à l’intérêt de sa patiente pour la poésie. Il s’en sert comme d’un ressort dans l’interprétation visant à lui faire mesurer l’écart entre fantasier et rêver, et ce, poétiquement. 

Cela n’est rendu possible que parce que les terreurs de l’informe (Sylvie le Poulichet) se sont prises assez dans la relation de transfert pour que les expériences de déformation qui en relèvent soient recevables et vivables. Cette aire de l’informe déploie la fécondité du passage par la déconstruction ou par les rigidités en tant qu’elle s’instaure dans un environnement symboliquement vivifère – et non dans un redoublement mortifère. C’est notamment le cas quand, pour un enfant, l’identification à un parent inanimé, dévitalisé, à l’ouest, a suscité une terreur ineffable et sans nom. Il convient là de porter secours au sujet de cette terreur. La puissance du potentiel n’est pas liée à un état de chose – l’art comme prolongement du jeu nous le fait saisir -, mais elle se déploie dans l’exercice de formes en voie d’elles-mêmes. Cet espace proleptique est ouvert à l’œuvre qui nous ouvre à l’existence. Ce faire œuvre de la présence, dans le lieu même de notre clinique, appelle la présence à résider parmi nous, au sens où l’espace potentiel est un espace de présence à y être. La justesse du propos de Winnicott tient à la capacité reconnue aux patients de se laisser aller à éprouver l’informe, à la condition toutefois que l’informe ne soit pas ou plus assimilé au suprême danger, lequel ? Celui de la défiguration. Et notamment quand il y a eu défaillance du « rôle de miroir de la mère ».