Crainte de l’effondrement, passage par l’informe. Un rien à dire.

Winnicott, dans La crainte de l’effondrement, dit combien breakdown signifie l’échec de l’organisation d’une défense et que le mot d’effondrement s’emploie pour décrire l’état d’affaires (affairs) qui sous-tend l’organisation d’une défense. Il s’agit donc d’un effondrement du potentiel défensif, de ce que les défenses comprennent de potentialités. D’où deux questions :

1) comment, pour parler trivialement, la crainte de l’effondrement s’attrape-t-elle dans l’analyse ? Réponse de Winnicott : dans l’actuel du transfert, par l’expérience d’une première fois inaugurale.

2) Comment le petit d’homme fait-il nativement avec l’impensable de la condition humaine ? Au sens où l’impensable est à la base du pensé. Il s’agit, en effet, de faire place à ce qui nous arrive, dans la dimension d’une arrivance, c’est-à-dire de l’événement, notre être-là étant livré au potentiel de son pouvoir-être. Puis-je être-là à ce qui (m’) arrive ? Un bébé, dans son originaire déréliction, s’en sort par le recours et le secours de l’Autre en son entourage d’autres.

Un rien à dire

Quand j’ai pensé au titre de cette intervention, m’est spontanément venue à l’esprit l’expression un rien à dire (a nothing to say). Je me référais alors au texte intitulé Nothing at the centre, (1959, Rien au centre). Dans ce court texte, Winnicott parle d’une patiente, une actrice de 30 ans à la personnalité attrayante. À ce moment-là de l’analyse, cette femme traverse une période de vie dans laquelle « il n’y avait rien à quoi elle pût réagir » (F. p. 57, A. p. 49) « Nothing to which she could react ». Cette phrase est précédée d’une autre : « There is a gap of several weeks in which perhaps nothing will come her way ». La traduction française gomme le nothing : « il y a un trou (une coupure) de plusieurs semaines durant lesquelles peut-être rien ne viendra sur son chemin ».

Dans ce texte, Winnicott utilise trois termes différents pour parler du vide et du rien, à dire, précisément. Ces trois termes sont :

nothingness, couramment traduit par le néant, voire le vide ou la vacuité ;

emptiness, le vide (d’une chambre non occupée), le néant, la vanité (des plaisirs) ;

void (adjectif), vide, l’espace vacant, (void space), nul, en parlant d’une clause juridique, vain, inutile et dénué, dépourvu ; substantif, le vide, tel qu’avoir l’estomac creux : to have an aching void.

De plus, comme dans Mark dont le moi étrange révèle la folie de la mère, (1969, F. p. 150-159 ; Mother’s Madness Appearing in the Clinical Material as an Ego-Alien Factor, A p. 375-382), Winnicott se joue de l’usage des mots composés de nothing, tels que something, some things, everything, anything et nothingness. Ces variations sur la langue anglaise sont difficilement restituables en français, sauf à garder chose, qui toutefois disparaît dans rien traduisant nothing.

Je reviens à la patiente dont la chose (thing) vraiment difficile était d’en arriver à la nourriture (au manger) et au fantasme du manger, c’est-à-dire à l’érotisme oral et au sadisme qui compliquent les autres sortes de relation aux objets. Irritée par une toux de Winnicott, l’idée d’un bébé lui traverse l’esprit, signifiant que l’analyse n’était pas bonne parce qu’elle n’avait pas produit en elle une grossesse. La question est donc celle de la fécondité de l’analyse et celle du vide sur lequel cette infécondité laisse la patiente. Ils savent tous deux qu’il y avait quelque chose (something) juste derrière son état habituel de défenses maniaques. Certaines choses (some things) lui étaient arrivées, mais, dessous, elle était restée la même. Vient alors à Winnicott, chose frappante (striking thing), une interprétation : si rien ne lui était arrivé à quoi elle pût réagir, alors elle venait au centre d’elle-même où elle sait que là il n’y a rien, et plus exactement : il y a rien. « Je dis que ce néant (nothingness, cette rienneté) au centre est sa terrible faim » (tremoundous = terrible, immense, énorme) et que « le trou (hole) au milieu duquel elle est elle-même est une faim de tout (everything), qu’il appartient à la totalité (whole) de sa vie et qu’il inclut le vide (emptiness) avant l’engrossement (empregnation = fécondation) aussi bien que le désir sexuel et oral. Winnicott avait déjà parlé en ce sens, mais à cette séance-là, elle tombe dans un profond sommeil et reste endormie durant à peu près vingt minutes. Quand elle se réveille, elle s’impatiente de s’être endormie et d’avoir raté la séance. Winnicott remet ça sur le tapis. Il recommence, (réitère), l’interprétation et la jeune femme, derechef, replonge dans le sommeil jusqu’à la fin de la séance. Quand elle se réveille, elle dit : « I have been glued to the couch », « J’ai été engluée sur le divan. » Englué décrit assez bien la situation à la condition de prendre le mot dans le sens de collé, scotché pour le dire plus clairement. Elle s’arrache du divan et part, non sans avoir, avant d’atteindre la porte, retrouvé son habituelle attrayante vivacité.

L’on pourrait traduire nothingness ici par rienneté, le fait qu’il y ait rien. Nothingness employé par Winnicott ne me semble pas exactement correspondre au pur néant des philosophes. Il va bien avec la dimension du vide (emptiness) dont la fécondité est d’assurer une sise au rien, comme en parle si souvent Henri Maldiney dans son dialogue avec François Cheng à propos du vide médian. Remarquons qu’en anglais, les deux termes présents dans le texte de Winnicott (hole et whole), se traduisent en français par le trou et le tout. Dire là il y a rien (there is nothing), c’est donner une positivité au rien. C’est signifier que si là il y a rien, c’est pas rien ni vain (void). Quand le rien habite le vide, ce vide n’est pas un pur néant.

Et là, dans ce texte intitulé Rien au centre, dans la traduction française, manque tout un paragraphe que je vais vous lire et commenter. Le rien incarné par l’absence !

« Cette patiente s’endort souvent, mais alors elle est habituellement dans un état d’épuisement dû au surmenage physique et au fait de veiller tard de la façon qui appartient à sa vie d’actrice. Ces temps-ci, le sommeil avait acquis une qualité nouvelle, je pensais, une qualité qu’elle décrivit comme celle d’être scotchée sur le divan. Je supposai que le sommeil représentait une sorte particulière de résistance à l’interprétation. L’essence de l’interprétation était qu’il y a un self dissocié qui est rien ; il n’est rien d’autre qu’un vide (void) ; il est seulement un vide (emptiness) et quand ce vide (emptiness) devient vivant, elle n’est plus rien (nothing) qu’une immense faim (huge hunger). C’est la première fois qu’elle et moi, au cours de quatre années d’analyse, avons trouvé ensemble une formulation satisfaisante de son vrai self et en même temps de son appétit. »

On pensera bien sûr à ce que Lacan dit de l’anorexie qui ne consiste pas seulement à rien manger, mais plutôt à manger le rien, à avoir un rapport sur le mode oral au rien qui vaille. Lacan dit : « L’objet a est quelque chose dont le sujet, pour se constituer, s’est séparé comme organe. » Il a rapport avec le manque. « Au niveau oral, c’est le rien, en tant que ce dont le sujet s’est sevré n’est plus rien pour lui. Dans l’anorexie mentale, ce que l’enfant mange, c’est le rien » (Le Séminaire, livre XI, 6/3/1964, p. 96).

L’immense faim paraît quand le vide est reconnu. Par l’interprétation, la tremendous hunger (la terrible faim) devient une immense faim (one huge hunger). On est passé du terrible sidérant, du terrifiant, de l’épouvantable à la spatialité de la vastitude (hugeness), donc à une présence incluse dans la dimension du lieu, si vaste soit-il.

Dans un article de 1969, dont le titre en français est « Mark dont le moi étranger révèle la folie de la mère » (F. p. 150-159, A. p. 375-382), Winnicott parle d’un enfant de 6 ans qu’il reçut une seule fois. Cet enfant et lui jouèrent au Squiggle Game. Le squiggle 5 possède une sorte de mystère. C’était le dessin de l’enfant. Dans le coin en haut, il fait une marque (mark). Cette marque était aussi une part d’un M. Ce qui fait un jeu de mots avec son nom (Mark). Il dit : « It’s a nothing ». Littéralement : « C’est un rien. » Winnicott ajoute : il avait atteint une extrême défense, car, s’il est un rien, il ne peut pas être tué ou blessé par le pire trauma imaginable.

Au squiggle 4, Mark donne des coups de couteau dans le papier du dessin  et un peu sur la table. Winnicott écrit : « et je pense qu’il montrait pourquoi il devait être rien s’il lui fallait laisser arriver la « chose » traumatique » (A. p. 380, F. p. 154). Brusquement, au cours de la séance, Mark est possédé par la folie. Winnicott écrit alors qu’il observe une personne folle, complètement imprévisible. Il ajoute : « ‘Nothing’ is not being destroyed by the mad ‘something’ » (A. p. 381) «  ‘Rien’ n’est pas détruit par le ‘quelque chose’ fou » (p. 156). Par le recours à la reconnaissance de la folie maternelle, « Mark has now become something instead of nothing » (A. p. 382). « Mark est maintenant devenu quelque chose au lieu de rien » (F. p. 156). Devant l’extrême défense respectée « de son être ‘rien’ », Winnicott se demande « Où est-il quand il est rien ? » Dans la consultation, il comptait (relied) sur moi ayant une image mentale de lui dans ma tête qu’il pouvait évoquer.

Chwang-tzu écrit : « Forme et Sans Forme rendaient fréquemment visite à Chaos qui les accueillait avec beaucoup d’urbanité. Forme et sans forme désirant lui exposer leur reconnaissance lui dirent : tous les hommes ont sept orifices qui leur permettent de voir, entendre, manger et sentir. Vous seul en êtes dépourvu. Si nous vous percions ces orifices. Et chaque jour ils lui perçaient un orifice. Le septième jour, c’en était fait. Chaos était mort » (VII). Le sage chinois fait intervenir en même temps forme et sans forme : y avoir et ne pas y avoir. Il y a un point de départ dans l’absence de forme. Une forme se forme en procédant de ce qui n’est pas. Elle s’ouvre dans une forme au constant essor de sa formation. Telle est la dimension du temps dans la grammaire de Winnicott (retour au présent, à l’actuel) quand le rien est signifié à la patiente de Rien au centre. Le vide, le rien, sont là en leur potentialité non encore exercée par la composition relationnelle et langagière dans laquelle un bébé vient au monde quand il lui est parlé les douleurs et les plaisirs vécus dans son corps. Et là, D. Winnicott rejoint la tradition chinoise entre autre celle du entre. Cette nécessité de l’intervalle, cette aire intermédiaire n’est l’ensemble de rien, l’Ouvert (Rilke, Maldiney, André du Bouchet), dans la respiration duquel moi-même je m’adviens rythmiquement. La révélation de l’être accordée au vide et au rien s’accomplit dans un espace de présence, qui ne fuit pas le vide, car elle est capable de s’ouvrir à Autre chose, à de l’Ailleurs. « L’événement et le vide s’exigent l’un l’autre » écrit Henri Maldiney (Ouvrir le rien, l’art nu, Millon, 2000, p. 61). Reconnaître le vide et donner place au rien ouvrent l’espace potentiel de l’événement. On pourrait presque dire ici dans le sensoriel et le rêver. Si l’interprétation de Winnicott a eu un effet de transmutation, c’est parce que dire le rien fait sortir du préformé et du formatage obligé. Le vide ouvert à son rien permet à toutes choses d’être entre elles, et ce vide est ouvert au poète comme au psychanalyste comme un à dire.

Je voudrais souligner combien Winnicott, avec des mots simples et en s’osant à dire ce rien, ce rien à dire, trouve la fécondité de son interprétation à donner forme à de l’informe, à tout le moins à de l’informulé. Il donne formule à ce qui n’a point forme sans qualifier le rien ou le vide de quelque chose (Imaginaire). Il en reconnait la place et la fonction dans l’économie psychique, libidinale et signifiante de sa patiente. Belle leçon de chose désirante en prise directe avec la parole adressée et risquée. Winnicott se risquait à parler, et pas pour ne rien dire.

Cela se traduit dans l’usage des modalités temporelles verbales. Winnicott passe constamment de l’imparfait au présent. « she came to the centre of hersef where she knows that there is nothing. I saidis » (p. 50). Ce passage, ce transfert du temps verbal dans la conjugaison, indique bien le passage d’une scène à l’autre, celle de la réalité psychique et celle de la réalité du discours actuel, tout en les articulant l’un à l’autre à l’intérieur de chacun.

Du vide

La question du vide est également présente dans Fear of Breakdown, «La crainte de l’effondrement (F. p. 213/214 ; A. p. 93/94). Chez certains patients, le vide (emptiness) a besoin d’être éprouvé, au sens d’en faire l’expérience, et ce vide appartient au passé. Cela évoque le pathei mathos de l’Agamemnon d’Eschyle (vers 78) : seule l’expérience enseigne, à l’épreuve du vivre peut-on dire. Pour comprendre cette épreuve du vide, il ne convient pas de recourir au traumatisme, mais à ce que rien (nothing) n’est arrivé quand quelque chose (something) pourrait être arrivé de façon bénéfique (profitably). Winnicott ajoute : « Il est plus facile pour un patient de se souvenir d’un trauma que de se souvenir que rien est arrivé quand il pourrait être arrivé. À cette époque, le patient ne savait pas ce qui pourrait être arrivé, et donc ne pouvait rien éprouver sauf à constater que quelque chose pourrait avoir été » (F. p. 214, A. 93/94). Cela tient à ce que l’épreuve du vide remonte à un temps qui précède le moment où la maturité rend possible de faire l’expérience du vide. Winnicott poursuit : « le vide est une nécessité pour le vif désir (eagerness : l’ardeur) de croître. Le vide primaire signifie simplement : avant de commencer à se remplir. » Dans la cure analytique, il parle du vide comme il parle de l’effondrement. L’effondrement est déjà arrivé, près du début de la vie de l’individu. Le patient doit s’en « souvenir », mais il n’est pas possible de se souvenir de quelque chose qui ne vous est pas encore arrivé. Et cette chose du passé n’est pas encore arrivée parce que le patient n’était pas là pour qu’elle lui arrive. Dans ce cas, la seule façon de « se souvenir » (remember) est que le patient fasse l’expérience de cette chose passée, pour la première fois, dans le présent, c’est-à-dire dans le transfert. Ainsi est également le vide que le patient essaie d’éprouver, comme un état du passé qui ne peut être remémoré, la première fois, que dans l’actuel du transfert. De plus, ce qu’il y a de terrible en notre vie, nous nous en défendons mordicus en tentant de le contrôler. Mais si l’on peut aller à ce vide grâce à la relation de transfert, alors prendre en soi devient un plaisir. Prendre en soi vaut aussi bien dans le registre alimentaire que relativement aux apprentissages. Et Winnicott écrit : « The basis of all learning (as well as of eating) is emptiness » (A. p.94). « La base de tout apprentissage (comme du manger) est le vide. » Mais si le vide ne fut pas éprouvé comme tel au commencement, alors il se transforme en un état qui est redouté, encore que compulsivement recherché ensuite. Et Winnicott de conclure : « C’est à partir de (out of) la non-existence que l’existence peut commencer. »

Passage par l’informe

On ne part pas d’une forme pure et d’une matière inerte, informe, pour engendrer des produits de fabrication ou créer. L’acte technique, la création, est une manière subtile de mener à terme un processus d’individuation qui développe, amplifie et manifeste des potentialités inscrites dans la dimension protéiforme du monde. La création opère comme une cristallisation. Elle ne se manifeste pas dans une genèse purement temporelle. Il y va de la naissance d’un être, d’un être autre qu’unité et identité, parce que il est toujours décentré à l’égard de lui-même en ses phases de parution et de disparition. C’est toute la question du sujet chez Lacan, quand il définit le signifiant comme ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. Le sujet disparaît sous le signifiant qui le représente, ce qui est proprement sa division.

Ya-t-il au centre de nous-même assez de jeu pour que le vide constitutif de notre être ne soit pas l’équivalent d’un pur néant ou d’un chaos sans nom ? Il s’agit de situer un lieu d’être, un lieu où un être humain puisse avoir lieu et existence, ce lieu au sein duquel Winnicott place un vide. Chez l’être dépourvu de centre, la vie s’écoule sur un mode mélancolique, hémorragique. Notre travail à parole, comme on dirait un travail à façon, consiste parfois à dire le rien au centre afin que le patient, d’abord sans lieu, trouve assise, non pas dans la vie nue – de cela il pâtit assez – mais dans une souffrance d’être compatible avec la douleur d’exister. Cet avoir lieu du rien dit et à dire se fait alors compatible avec le vivre jusqu’au subit endormissement par où nous nous connectons, dans le sommeil profond, à l’exercice des pulsions de mort (Françoise Dolto). Ce rien signifié en paroles articule l’être et la vie, le being et le living. Dans cette articulation, le devenir d’un sujet acquiert sa réalité propre et originale, sa singularité. Dans ce lieu du I am, un individu devient une unité, une unité divisée, de par cette nécessité, si bien saisie par Winnicott, d’atteindre l’être avant le faire. « The need for the individual to reach being before doing. ‘I am’ must precede ‘I do’, otherwise, ‘I do’ has no meaning for the individual » (Playing and reality, p. 176). Dans La mère dévouée ordinaire, The ordinary devoted mother, (1966, dans Le bébé et sa mère, Payot, 2010, p. 19-32), Winnicott signale qu’il préfère utiliser d’abord le mot être (being) et dire que je suis (I am) vient seulement ensuite. En effet, je suis n’a de sens que si on dit je suis accompagné d’un autre être humain qui n’est pas encore différencié de moi. Être est le début de tout.

Le centre, nous le considérons toujours comme intérieur à notre personne, ce qui nous évite de prendre en compte le mouvement de l’intime, de notre intime en mouvement ou désertique, déserté. Le mouvement le plus intime procède du centre au sens l’intime est le superlatif de interior, le plus intérieur de l’intérieur. Parfois, là, il y a rien, alors que le sujet s’y tient, dit D. Winnicott, sauf une terrible faim, une faim de tout. Le centre aspire à une forme du repos.

« At the still point of the turning world. Neither flesh nor fleshless ;

Neither from nor towards ; at the still point, there the dance is,

But neither arrest nor movement » écrit T. S. Eliot dans « Burnt Norton », II, in Four Quartets (Poésie, Seuil, 1976, p. 160/161). Que le centre en nous soit au repos ne signifie pas qu’il soit immobile. C’est au contraire le repos qui permet au centre de se mouvoir à sa manière de centre. Le centre n’est pas immobile. Il repose. La question du centre se réfère à la dimension de la localisation, de l’emplacement, voire de l’établissement, de l’expérience culturelle et du jeu, auxquels on peut « assigner un lieu si l’on a recours au concept de l’espace potentiel », posé comme troisième aire (Jeu et réalité, p. 75).

Winnicott fait remarquer à Victor Smirnoff, son premier traducteur, qu’il utilise une façon plutôt bizarre de dire les choses en usant du terme de resting place, expression signifiant également tombe. Mais tous les repos ne sont pas de mort, puisque certains repos concernent notre re-position de sujet. Qu’est-ce à dire pour Winnicott ? Il s’agit de séparer le fait du fantasme. (Lettres vives, Gallimard, 1989, p. 174). Il ajoute à Smirnoff : « Le phénomène transitionnel appartient à une aire intermédiaire que j’appelle resting place parce que vivant dans cette aire, l’individu est au repos : il n’a pas la tâche de distinguer entre le fait et le fantasme » (Ibid., p. 174). Dans une note du texte de 1951, dans laquelle il évoque Marion Milner (1952), Winnicott parle de resting place. Il expose clairement un des effets de la carence de la mère au début de la vie de l’enfant. La période d’illusion (phase transitionnelle pour Donald Winnicott) subit des perturbations. C’est ainsi que l’on peut voir un individu rechercher sans cesse le lieu de repos précieux de l’illusion. De la sorte, l’illusion a sa valeur positive.

L’aire du sansforme

Dans l’article Dreaming, fantasying and living. Une histoire de cas décrivant une dissociation primaire. (Jeu et réalité, p. 40-54 ; Playing and reality, p. 35-50) Winnicott situe l’aire du sans forme, formlessness, le fait d’être sans forme, traduit par informe. Mais c’est plutôt l’absence de forme. Winnicott en parle très clairement dans Rêver, fantasmer, vivre (Jeu et réalité, p. 50, Playing and reality, p. 45), à propos de la situation clinique d’une patiente et d’un rêve. Informe (sans forme), en ce rêve où il s’agit de confectionner une robe, dit ce à quoi ressemble le tissu avant d’être, comme un patron, coupé, taillé et assemblé. Je passe les détails. Or l’environnement s’était montré incapable de lui permettre, enfant, d’être informe. Il l’avait découpée selon un patron aux formes conçues par d’autres – bref pas à sa mesure ni à sa taille. Elle devait commencer par être informe – ce qui, personne ne l’ayant saisi dans son enfance -, la mit au cours de son analyse dans une colère noire. Lors de la séance suivante, elle s’endormit, comme pour avoir un rêve destiné à l’analyse. Winnicott lui fait remarquer qu’elle s’était endormie tout simplement parce qu’elle avait eu envie de dormir, ce qui la soulagea. Au réveil, elle s’était sentie beaucoup plus réelle. Mais Winnicott avait gardé en tête le mot de sansforme. Car il s’agit pour lui de distinguer le fantasying et le rêver (Playing and reality, p. 45). Il précise que l’activité rêvante (dream actvity, la rêverie, voire la rêvasserie) s’oppose au fait de rêver et que la poésie du rêve est absente de l’activité fantasiante (fantasying). Ce que nous retiendrons de ce passage par l’informe, c’est la transition d’une scène à l’autre, la distinction de la scène du fantasier et de celle du rêve en acte. À la fin de Lactivité créatrice et la quête de soi, Winnicott rappelle qu’il convient de ménager une occasion à l’expérience de l’informe et aux pulsions créatives, motrices et sensorielles, qui sont la matière (le tissu, l’étoffe, stuff) du jeu.

Winnicott différencie l’inner reality, la réalité intérieure, du fantasme : « Le fantasme fait partie de l’effort accompli par l’individu pour affronter la réalité intérieure » (Conférence sur la défense maniaque). L’activité fantasiante (fantasying) ou le rêve diurne (daydreaming), la rêverie, la rêvasserie, peut se dissocier du vivre réellement et du fait d’être en relation avec des objets réels (real living and relating to real objects). Rêver, fantasmer, vivre est un article consacré à la dissociation. Ce fantasying est difficile à traduire et à rendre en sa portée, car il fait état de la forme progressive. Le rêve diurne (daydreaming) porte en lui le potentiel de la créativité imaginaire. Laura Dethiville note combien le fantasying, qu’elle propose de traduire par le fantasier, est pour Winnicott, une activité stérile, sorte de rêvasserie obligée, « qui permet que tout arrive alors que rien ne se passe » (Jeu et réalité, s. par moi, p. 41 !). Revoilà la dimension du rien, et avec elle, la scène de l’acte, celle de la création. Ainsi, quand la patiente jouait le jeu des autres gens, elle était tout le temps retenue dans le fantasier (engaged in fantasying). Elle vivait réellement dans ce fantasier sur la base d’une activité mentale dissociée, ce qui l’empêche d’être entière. Sa défense consiste à vivre ici dans l’activité du fantasier et à s’observer elle-même jouant les jeux des autres enfants. Du coup, la majeure partie de son existence prenait place là où elle ne faisait absolument rien (nothing whatever). Faire absolument rien (doing nothing whatever) était peut-être masqué par certaines activités. S’ensuit que la réalité n’était tout bonnement pas rencontrée. D’où la nécessité pour D. Winnicott de repasser par l’informe et par une redéfinition du rien, par la médiation du rêve, plus exactement du dreaming (cf. Laura Dethiville, 2008, p. 191).

Le fantasier est marqué, chez cette patiente, d’une inaccessibilité relevant de la dissociation plutôt que du refoulement. Le fait de fantasmer (dont elle prend conscience quand elle a un lieu d’où elle peut prendre conscience) revêt pour elle une importance vitale. Cela se produit quand elle commence à devenir une personne entière. Le fait de fantasmer se transforme alors en imagination qui, elle, est en relation avec le rêve et la réalité. Winnicott décrit finement (F. p. 41 sq.) l’oscillation vécue par cette patiente entre la santé et la maladie, entre « une sorte d’exploration imaginaire du monde et du lieu où le rêve et la vie sont la même chose », (A. p. 37). Quand elle reste assise dans sa chambre à ne rien faire, si ce n’est respirer, elle a, pourtant, dans son fantasme, peint un tableau. Et Winnicott d’ajouter : du point de vue de l’observateur, il ne s’est rien passé.

Winnicott rapporte deux rêves éclairant sur la différence entre rêvasser et rêver, qui est vivre. Il souligne combien« le jeu créatif est en relation avec le rêve et avec la vie, le rêver et le vivre, mais n’appartient pas, essentiellement, au fait de fantasmer ». Pour lui, fantasier n’est pas productif, n’est pas constructif, est même préjudiciable à cette patiente et la fait se sentir malade (A. p. 43, F. p. 48). Pour cette raison, il m’arrive de proposer à des enfants d’écrire, de dessiner ou de mettre en forme leurs fantaisies pour les cheviller au réel d’une expression adressée. « Le fantasier la possède comme un esprit malin. » « Fantasying possesses her like an evil spirit. » (a p. 45). Elle découvre soudain que ce fantasier n’est pas un rêve (this fantasying is not a dream) (A p. 45). Elle rêve : « Je m’acharnais sur le patron d’une robe que je coupais fiévreusement. Est-ce fantasier ou rêver ? » (F p. 47 ; A p. 43). Le fantasier (the fantasying) est simplement faire une robe, ce qui est différent de rêver faire une robe. D. Winnicott enchaîne (F p. 50 ; A p.45) : le mot clé de ce rêve est le sansforme (formlessness), c’est-à-dire ce à quoi ressemble le matériel avant d’être, comme un patron, façonné, coupé, assemblé. C’est dans la reconnaissance d’une aire de l’informe que le progrès de la cure va s’avancer.

Qu’est-ce à dire, sinon que ce qui pourrait sortir de pareil informe relève de la confiance (sommeil) que la patiente a dans son analyste – et sans doute aussi réciproquement. L’environnement ne lui avait pas permis d’être informe. Il l’avait découpée « d’après un patron dont les formes avaient été conçues par d’autres » – ce qui l’a conduit à la formation d’un faux self, par une telle soumission (compliance). Dans des séances de deux heures, elle ressent intensément (feeling) que personne dans son enfance n’avait jamais compris qu’elle devait commencer par être informe.

Cette nécessité de commencer par être informe prend sens, devant la crainte de la patiente de « perdre son identité ». Le mot informe appliqué à l’activité rêvante en général permet de la soustraire à la soumission de cette mise en forme obligée. Chez cette patiente se sont mises en place des défenses l’obligeant à tout contrôler, à prévoir toutes ses activités, jusqu’à la paralysie, pour qu’aucun sentiment d’incertitude ne surgisse jamais. Les interventions de Winnicott l’invitent à se laisser aller à rêver, en sorte que cette liberté de rêver sans but crée l’aire de l’informe, d’où une forme à soi peut se construire. L’aire de l’informe n’est pas un modèle ou un patron, au sens de la couture, mais un repère d’où exister. La psychanalyse est ce terrain de jeu où, dans une séance, je suis seul avec quelqu’un, et où l’évocation, l’apport d’un bout de ficelle, le rythme de sa respiration, de celle de l’analyste, un regard, le visage, nous donnent la certitude d’exister. Comment ? En me permettant d’accueillir ce qui m’arrive, en tant qu’avènement de moi-même au sein de l’événement qui survient, hors de toute attente, autre que celle mouvant le désir d’exister. Autrement qu’être disait Emmanuel Levinas. Le jeu engendre le je. « Alors, comme l’écrit, Jean-Bertrand Pontalis, le trouvé n’est plus le précaire substitut du perdu, l’informe n’est plus le signe du chaos » (Jeu et réalité, p. XV). L’impression de chaos, sa béance, du fait de l’arrimage transférentiel, est un départ informant.

Dans le lieu transférentiel, l’aire de l’informe est l’espace potentiel où s’engendre une mise en mouvement des formes. Ce mouvement a trait et relation à la mobilité de la figuration dans le rêve. Paraît ici la dimension poétique de (dans) l’analyse. D. Winnicott fait une allusion (p. 52) à l’intérêt de sa patiente pour la poésie. Il s’en sert comme d’un ressort dans l’interprétation visant à lui faire mesurer l’écart entre fantasier et rêver, et ce, poétiquement. 

Cela n’est rendu possible que parce que les terreurs de l’informe (Sylvie le Poulichet) se sont prises assez dans la relation de transfert pour que les expériences de déformation qui en relèvent soient recevables et vivables. Cette aire de l’informe déploie la fécondité du passage par la déconstruction ou par les rigidités en tant qu’elle s’instaure dans un environnement symboliquement vivifère – et non dans un redoublement mortifère. C’est notamment le cas quand, pour un enfant, l’identification à un parent inanimé, dévitalisé, à l’ouest, a suscité une terreur ineffable et sans nom. Il convient là de porter secours au sujet de cette terreur. La puissance du potentiel n’est pas liée à un état de chose – l’art comme prolongement du jeu nous le fait saisir -, mais elle se déploie dans l’exercice de formes en voie d’elles-mêmes. Cet espace proleptique est ouvert à l’œuvre qui nous ouvre à l’existence. Ce faire œuvre de la présence, dans le lieu même de notre clinique, appelle la présence à résider parmi nous, au sens où l’espace potentiel est un espace de présence à y être. La justesse du propos de Winnicott tient à la capacité reconnue aux patients de se laisser aller à éprouver l’informe, à la condition toutefois que l’informe ne soit pas ou plus assimilé au suprême danger, lequel ? Celui de la défiguration. Et notamment quand il y a eu défaillance du « rôle de miroir de la mère ».

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