Sur le jeu dans l’analyse

Par

 

Elsa Oliveira Dias

Psychanalyste, Docteur en Psychologie clinique (Université Pontificale de São Paulo), Présidente de la Société Brésilienne de Psychanalyse Winnicottienne et Directrice des pôles d’enseignement et de formation.

Traduit du portugais par Loris Notturni

Fonds National de la Recherche Scientifique – Université de Liège

 

Winnicott fut rendu célèbre par les notions de phénomènes transitionnels et de jeu [playing]. Cela n’est pas surprenant compte tenu de l’originalité indéniable de ces concepts et, plus particulièrement en ce qui concerne le Brésil, du fait que Playing and Reality fut le second livre de l’auteur à être traduit en portugais en 1975. Analystes et psychothérapeutes l’ont lu avant tout autre œuvre de l’auteur, ceci expliquant pourquoi ces deux concepts ont été depuis près de deux décennies quasiment la seule référence obligatoire à son travail. Le psychanalyste britannique a effectivement tissé d’importantes similitudes entre la psychanalyse et le jeu. Il dit, par exemple, que

« […] la psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état ou il n’est pas capable de jouer à un état ou il est capable de le faire »1.

Un problème en particulier s’est dessiné à partir de ces revendications winnicottiennes à propos du jeu, probablement en raison du fait qu’elles n’ont pas été, à l’époque, entendues en rapport avec l’idée de maturation. Il fut ainsi décrété que le cadre analytique était, par définition, l’espace potentiel où l’on joue, quelle que soit la maturité émotionnelle du patient. Cela a conduit à de nombreuses reprises à affirmer, au nom de Winnicott, une sorte de « liberté » accrue, de latitude supplémentaire dans l’exercice analytique – certains analystes parlaient de «plus grande spontanéité »! – n’engageant cependant aucun changement dans la conception que l’on se faisait de l’analyse.

1
p.84

« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Jeu et réalité, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1971, 1

Tout se s’est passé comme si Winnicott avait autorisé un assouplissement de la règle et du lieu analytique, ce qui diminuait bien sûr la tension liée à l’abstinence chez l’analyste et à la tâche pressante de provoquer chez le patient l’angoisse qui mobiliserait la psyché.

Dans cette communication, je voudrais insister sur quelques points qu’il serait utile de prendre en compte en vue de répondre à cette délicate question : en termes winnicottiens, qu’est-ce que le jeu dans l’analyse ? Car c’est Winnicott qui a soulevé cette question dans le champ de la psychanalyse. Jusque là, tout ce qui avait été fait en termes de jeu – à l’instar de Melanie Klein, par exemple – se condensait autour de l’idée que le jeu était un moyen, expressément choisi pour surmonter l’inconvénient relatif au fait que les enfants présentent moins de capacité à communiquer leurs émotions par la parole. Le jeu n’était donc pas considéré en lui-même mais pour ce qu’il permettait, à savoir révéler symboliquement les angoisses et fantasmes inconscients. Pour Winnicott, toutefois, le jeu a une valeur intrinsèque qui n’est pas déductible de ce qu’il révèle, car c’est le jeu lui-même qui est thérapeutique :

« Je voudrais détourner l’attention de la séquence: psychanalyse, psychothérapie, matériel de jeu et jeu pour la présenter dans le sens inverse. En d’autres termes, c’est le jeu qui est universel et qui correspond à la santé: l’activité de jeu facilite la croissance et par là même la santé. […] le jeu peut être une forme de communication en psychothérapie et, en dernier lieu, je dirais que la psychanalyse s’est développée comme une forme très spécialisée du jeu mise au service de la communication avec soi-même et avec les autres. Ce qui est naturel, c’est de jouer, et le phénomène très sophistiqué du vingtième siècle, c’est la psychanalyse. Il serait bon de rappeler constamment à l’analyste non seulement ce qu’il doit à Freud, mais aussi ce que nous devons à cette chose naturelle et universelle, le jeu »2.

Il n’en fut pas ainsi et l’analyse, en tant que tel, ne serait pas possible. Mais quel est le réel tribut que la psychanalyse doit rendre au jeu ? J’ai pris conscience, sur le plan professionnel, de la nécessité de se mettre à distance de l’objectivité pure et dure après l’épisode suivant : dans les années 1970, j’étais en stage dans une zone périphérique de São Paulo, entourée de bidonvilles. L’objectif était de fournir des soins et des conseils aux mères des bidonvilles et d’écouter leurs préoccupations concernant les enfants. À un moment donné, il m’a été demandé de rencontrer individuellement une fille d’environ 25 ans, très angoissée. Elle vint me voir le jour convenu et me parla de ses nombreuses peurs, son affliction et son inquiétude permanente. Elle évoqua des craintes qu’elles considéraient «cinglées», comme la difficulté de sortir de chez elle, d’aller au supermarché etc. Il y avait chez elle un cadre général d’insécurité qui faisait penser à de la panique.

2

Ibid., p.90

2

À la fin de l’entrevue, je lui ai dit : “je crois comprendre ce qui t’indispose. Jeudi prochain, je serai là et je t’attendrai pour que l’on parle à nouveau”. Elle sursauta et dit: “Mais pour quoi faire? J’ai déjà dit tous mes problèmes !”. Je lui ai répondu : “Tu m’en diras plus sur ces craintes et les problèmes qui vont avec”. Elle : “Mais vous allez tout écouter à nouveau ? Parce que je ne vais pas réussir à résoudre d’ici la semaine prochaine d’autres problèmes à raconter”.

En réalité, cette jeune fille ne savait pas jouer : elle n’avait pas idée que ce n’était pas tant ce qu’elle allait dire qui importait. Car s’il y a quelque chose de vraiment nouveau chez Winnicott, c’est d’avoir montré que le contenu passe au second plan, en particulier dans certains cas. À partir d’une compréhension commune des choses et de la pensée psychanalytique établie, il est réellement difficile de penser que « l’expérience d’être vraiment en contact avec l’autre », de « faire l’expérience continue de ne pas avoir besoin de se défendre d’une intrusion », de « vivre ou revivre des choses ensemble », d’« être seul en présence de quelqu’un » ou encore de « pouvoir compter sur » puissent être curatifs en eux-mêmes. Et c’est bien ce qui est en jeu avec la jeune fille : soutenue par la continuité que je peux lui fournir en tant qu’analyste, elle pourrait peut-être, avec du temps et de la chance, en venir à incorporer ces possibilités de relations et les étendre à d’autres domaines.

I. La nature du jeu

a) Tributaire de la créativité originaire – inhérente à chaque être humain mais qui peut dépérir si elle n’est pas facilitée par l’environnement –, le jeu est essentiellement une expérience créative. Si ce n’est pas le cas, il ne s’agit pas de jeu. Disons les choses autrement : quoi que nous expérimentions de façon créative, à partir de l’impulsion créatrice, cela s’appelle du jeu. C’est par lui que l’individu sépare les significations toute faites et les formules préétablies des rôles et des tâches, tout en élaborant un domaine de création avec des échantillons de la réalité. Je cite Winnicott :

« Ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer, c’est une expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie »3.

b) Cela revient à dire que l’espace potentiel est le lieu où nous vivons quand nous sommes en bonne santé ou, pour le dire autrement, nous vivons la plupart du temps en dehors de la perception

3

Ibid., p.103

3

attentive de la réalité objective. À ma connaissance, Winnicott est le seul auteur dans le champ psychanalytique pour qui la créativité est un critère de diagnostic : sa présence indique la santé, son absence préfigure la maladie.

c) Il n’est pas simplement question ici de penser, fantasmer (fantasying) ou désirer : le jeu consiste à faire des choses, comme utiliser créativement des objets disponibles comme échantillons de la réalité, et qui prend du temps4. Le jeu est une sorte d’exploration imaginative soutenue dans un faire, qui se laisse guider par l’imagination du self créatif et aidé par les objets disponibles aux alentours, tout ceci se circonscrivant dans un temps et un espace propres.

« Dans cette aire, l’enfant rassemble des objets ou des phénomènes appartenant à la réalité extérieure et les utilise en les mettant au service de ce qu’il a pu prélever de la réalité interne ou personnelle. Sans halluciner, l’enfant extériorise un échantillon de rêve potentiel et il vit, avec cet échantillon, dans un assemblage de fragments empruntés à la réalité extérieure »5.

Winnicott insiste sur cet aspect du jeu – et de ses précurseurs, les phénomènes transitionnels –, se situant par définition entre la réalité psychique personnelle et les choses de la réalité externe (cf. le bébé ne sait toujours rien de l’extérieur). Le jeu réside en l’incidence de l’imagination sur les objets de la réalité extérieure, et c’est par ce biais que le self acquiert la capacité de transformer la réalité. C’est en ce sens que Winnicott affirme que « l’expérience est un constant commerce d’illusion, un accès répété à l’interaction entre la créativité et ce que le monde a à offrir »6. Sur le même sujet, l’auteur dit également ceci :

« En jouant, l’enfant manipule les phénomènes extérieurs, Il les met au service du rêve et il investit les phénomènes extérieurs choisis en leur conférant la signification et le sentiment du rêve »7.

d) Le domaine dans lequel l’enfant habite lorsqu’il joue n’est pas quelque chose qui s’abandonne facilement, pas plus qu’il ne tolère l’invasion. L’enfant est protégé par une circonscription imaginative strictement personnelle qui ne peut souffrir d’être interrompue brusquement par l’apparition d’une réalité donnée externe.

4 5 6

7

Ibid., p.90
Ibid., p.105
Lettre à R. Money-Kyrle du 27 novembre 1952 in Lettres Vives, trad. M. Gribinski, Paris, Gallimard, 1989 p.79 – je souligne
« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Op.cit., 1971, p.105

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e) L’état de distraction est l’une des caractéristiques du jeu et des activités liées à l’espace potentiel – Winnicott parle de préoccupation –, état qui ne peut s’établir que s’il y a eu incorporation du sentiment de sécurité, que s’il y a quelqu’un qui garantit la permanence des choses au-dehors. Cette distraction constitue la forme même de la concentration chez les enfants plus âgés et les adultes et de la capacité d’être seul en présence de l’autre. Tout ceci suggère que la vie est fondamentalement régie par l’impulsion créatrice et non par des stimuli externes.

f) Le jeu, nous dit Winnicott, est « extraordinairement excitant ». Il faut pourtant bien comprendre

« que s’il est excitant, ce n’est pas essentiellement parce que les instincts y sont à l’œuvre. Ce dont il s’agit, c’est toujours de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels. C’est de la précarité de la magie elle-même qu’il est question, de la magie qui naît de l’intimité au sein d’une relation dont on doit s’assurer qu’elle est fiable »8.

g) Et c’est pour être « ce jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels », conjointement à « la magie qui naît de l’intimité au sein d’une relation dont on doit s’assurer qu’elle est fiable » que « le jeu est essentiellement satisfaisant, ce qui se vérifie même s’il conduit à un degré élevé d’angoisse »9. Cela signifie que si l’enfant (tout comme l’adulte) est en mesure de jouer – et conforté en ceci par l’environnement –, la multitude ininterrompue et permanente d’activités distrayantes, courantes aujourd’hui, devient complètement dispensable10.

8 9 10

Ibid., p.98
Ibid., p.106
J’ai eu un patient qui, lorsqu’il se présenta pour la première fois, souffrait d’anxiété et de frayeur au point d’en être épuisé, ce qui était devenu pour lui un véritable cauchemar. Quadragénaire, industriel ayant réussi et fait fortune, habitant un superbe appartement avec une famille qu’il adorait, il faisait face à l’époque à des risques de faillite , ce qui le conduisit à verser dans une dépression anxieuse, en rapport avec cette période de gestion difficile. Pour lui, un aspect central de ce « déclin » était de vivre dans la peur de ne pas être à la hauteur de certains défis. Il ne disposait pas d’un for intérieur à partir duquel se demander si ceux-ci importaient vraiment : il devait être, dans son réseau social, le plus beau, le plus intelligent, le mieux habillé, celui qui avait voyagé le plus, celui qui possédait la meilleure voiture, et tout cela dans une surenchère interminable, en raison du risque possible et permanent d’être dépassé et donc humilié par un concurrent potentiel, qui ferait meilleure figure que lui. Soit il gagnait, soit il était humilié, anéanti, l’humiliation étant d’être mis à nu dans sa « pauvreté ». Et même quand il s’imposait comme le meilleur, le repos accordé par la victoire n’était que de très courte durée. Sa femme, intelligente, entière et maternelle, percevait son manque de maturité et essayait de l’aider. Cependant, il la blessa à de nombreuses reprises en lui reprochant par ne pas accorder d’attention à de petits détails qui, selon lui, allaient exposer sa fragilité. Face à toute chose ayant de l’allure, il ne pouvait résister à entrer en compétition. Mais la satisfaction d’être victorieux était toujours éphémère : il ne fallait pas beaucoup de temps pour qu’elle redevienne à nouveau nécessaire.

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h) « Il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles »11.

II. Les racines du jeu

Comme la capacité de jouer est une acquisition, elle a des racines, une préhistoire, des prérequis.

a) Le jeu prend racine dans l’aire de l’illusion d’omnipotence, laquelle est rendue possible par les soins maternels, lorsque la mère offre au bébé la possibilité d’habiter aussi longtemps que nécessaire un monde subjectif où la réalité extérieure n’interfère pas. Comme l’adaptation est absolue, grâce à l’illusion de contact, le bébé n’est encore en mesure de sentir l’espace le séparant de sa mère – espace qui par ailleurs a toujours été. C’est à cette période que le bébé peut, grâce à l’environnement favorisant, faire l’expérience d’intégration, dans l’état excité, pour retourner ensuite à l’état non intégré.

b) Un peu plus tard, cette aire va s’enrichir de phénomènes transitionnels et se peupler d’objets transitionnels qui initieront la séparation entre la mère et le bébé. Ensuite, après que le bébé ait atteint la position du Je suis, l’aire sera occupée par le jeu et, par la suite, par les activités culturelles et artistiques. Tout ce qui est fait dans cet espace – car le jeu implique un faire – est exempt d’appréciation « objective » de la réalité.

c) Cette aire, cette ligne de séparation entre la mère de l’enfant, a toujours été là. Néanmoins, elle va devenir un espace potentiel avec l’apparition des phénomènes transitionnels, constituant alors essentiellement un « entre-deux » entre la mère et le bébé. Winnicott dit :

« Pour assigner une place au jeu, j’ai fait l’hypothèse d’un espace potentiel entre le bébé et la mère »12.

Il faut toutefois noter que, premièrement, cette aire du jeu n’est ni dedans ni dehors. De plus, elle « n’est pas la réalité psychique interne. Elle est dehors, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur »13. Deuxièmement, la constitution de l’espace potentiel n’est pas un processus

11 12 13

Ibid., p.105 Ibid., p.90 Ibid., p.105

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automatique qui s’actualiserait par le simple effet du temps qui passe. Troisièmement, le fait de jouir de l’espace potentiel est indépendant de toute détermination héréditaire ; au contraire,

« le trait spécifique de ce lieu où s’inscrivent le jeu et l’expérience culturelle est le suivant : l’existence de ce lieu dépend des expériences de la vie, non des tendances héritées »14

Ou, pour le dire autrement :

« Cet espace varie beaucoup selon les expériences de vie du bébé en relation avec la mère ou la figure maternelle »15.

Pour que cet espace puisse se constituer, devenir significatif et être apprécié comme tel – avec la pleine manifestation de la pulsion créatrice et de la vie imaginative –, il est nécessaire que l’environnement soit fiable et ait déjà favorisé l’incorporation de cette fiabilité chez le bébé, ouvrant au sentiment de confiance.

« Là où se rencontrent confiance et fiabilité, il y a un espace potentiel, espace qui peut devenir une aire infinie de séparation, espace que le bébé, l’enfant, l’adolescent, l’adulte peuvent remplir créativement en jouant, ce qui deviendra ultérieurement l’utilisation de l’héritage culturel »16.

C’est la fiabilité de l’environnement – et, subséquemment, le sentiment intégré de protection – qui permet d’être détendu, ce repos d’où surgira l’impulsion créatrice, le reaching out à partir duquel l’expérience accomplie peut être ressentie comme réelle et personnelle. Une fois incorporée, cette capacité permettra plus tard à l’enfant de « se perdre » dans le jeu et, chez l’adulte, d’être capable de s’investir dans une tâche et de participer au patrimoine culturel de l’humanité, ou tout simplement d’en profiter.

« Tel bébé sera traité avec une compréhension si grande au moment où la mère se sépare de lui que l’aire de jeu sera immense, mais tel autre aura, à ce stade de son développement, une expérience si pauvre qu’il ne lui restera qu’une toute petite chance d’évoluer hors de l’alternative introversion-extraversion. Dans ce second cas, l’espace potentiel ne compte pas, car le sentiment de confiance combiné à la fiabilité n’a jamais pu s’édifier et, du même coup, il n’y a pas eu de réalisation de soi dans la détente »17.

Pour que cet itinéraire, cette trajectoire de la capacité de jouer – laquelle s’enracine dans l’illusion d’omnipotence – puisse se produire, il faut que quelqu’un mette en train et maintienne l’espace

14 15 16 17

« Le lieu où nous vivons » in Jeu et réalité, 1971, p.199
« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Op.cit., 1971, p.90 « Le lieu où nous vivons » in Op.cit, 1971, p.199
Ibid.

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potentiel. Il doit y avoir une disponibilité (pour accueillir l’impulsion créatrice) et du temps (suffisamment pour soutenir et contenir tous les moments qui requièrent un début, un milieu et une fin). C’est ici que se constitue, dans l’expérience de l’enfant, un aspect spécifique et profond relatif à sa temporalité. La mère saura-t-elle jouer avec le bébé de manière prolongée, ou s’en tiendra-t-elle strictement à ce qui est convenu ou prescrit par le médecin ? Prend-t-elle du plaisir à faire avec lui des choses agréables, bien qu’elles soient totalement inutiles d’un point de vue pratico-pratique ? Lui parle-t-elle, même en sachant qu’il ne comprend rien du tout, sinon ce que son visage reflète, la modulation de sa voix ou son fredonnement ? Reste-t-elle couchée, à ses côtés, sans faire de bruit, sans faire attention au temps ?

Un de mes patients, la trentaine, s’est marié à une époque où il pouvait déjà reconnaître et valoriser l’impulsion créatrice. À l’époque où il s’est présenté chez moi, il était presque évident que la spontanéité avait été pratiquement enterrée. Cela n’empêcherait pourtant pas qu’il devienne bon gars, zélé dans ses fonctions, mais on pouvait craindre que sa vie, qui se résumait alors à répondre aux attentes de la famille, devienne insignifiante. Le jeune couple eut rapidement un bébé, auquel mon patient s’est identifié presque immédiatement quand il a vu sa femme réguler de part en part la vie du tout jeune enfant. Il m’a dit : « J’ai compris et j’ai été terrorisé : elle ne peut pas supporter de voir le bébé dans une situation non définie. Ou le bébé doit être en train de manger, ou être dans son bain, ou avoir sa couche changée ou être en train de dormir. S’il reste dans simplement dans son berceau, à gazouiller ou à scruter les choses aux alentours, ça la préoccupe ».

Dans cette analyse, le bébé m’a été d’une grande aide. Cependant, le patient lui-même a encore beaucoup de temps avant de devenir capable de jouer. Souvent, les mères et analystes pétris d’objectivité, prenant à cœur leurs tâches éducatives et/ou interprétatives, peuvent constituer un obstacle et empêcher l’essentiel de se produire, pour la raison simple qu’ils n’ont pas toujours conscience du fait que, comme le souligne Winnicott, « l’expérience de la nutrition imaginative est beaucoup plus vaste que l’aspect purement physique de la chose ne le laisse penser »18. Toutes les curieuses habitudes que les bébés manifestent lorsqu’ils se nourrissent montrent que

« leur vie ne se limite pas à dormir et à boire du lait, qu’elle va au-delà de la gratification instinctuelle apportée par l’ingestion et la digestion de repas suffisamment copieux. […] Pendant qu’il mange, un enfant fait toutes sortes de choses qui nous paraissent inutiles parce qu’elles ne contribuent d’aucune manière à lui faire prendre du poids. J’affirme que ce sont ces choses-là, précisément, qui nous rassurent sur le fait que le nourrisson se nourrit bel et bien, au lieu d’être nourri simplement, qu’il vit une vie au lieu de se contenter de réagir aux

18
1995, p.38

« Que savons-nous des bébés suceurs de tissus ? » (1956) in Conseils aux parents, trad. S. Boulogne, Paris, Payot, 8

stimulations qui lui sont offertes »19.

Si cela est vrai dans les premiers stades de la vie, ça l’est également dans l’analyse, en particulier lorsque le patient a besoin de régresser à la dépendance.

III. Le jeu dans l’analyse

Le jeu ne constitue pas un supplément à l’analyse : c’est bien plutôt une certaine qualité – qui peut se produire ou non – de la rencontre analytique elle-même. Par définition, il n’est pas question de jeu dans l’analyse, car cela dépend avant tout d’un certain degré de maturation, d’une certaine santé. Et si cela est valable pour le patient – et surtout pour lui, car c’est de lui dont on s’occupe –, c’est également vrai en ce qui concerne l’analyste. Un travail analytique satisfaisant requiert à la fois que, d’une part, l’analyste engage sa propre capacité de jouer et que, d’autre part, il réalise à quel moment le patient devient lui-même capable de jouer.

En ce qui concerne la possibilité du jeu – présupposant qu’il faille comprendre son origine et faciliter les conditions de son émergence –, Winnicott mentionne une idée importante (citée ci-dessous) à l’occasion d’un texte portant sur la capacité d’être seul, conquête postérieure à l’acquisition de l’identité unitaire, atteinte quand la vie est régie par des impulsions personnelles, lesquelles, répétons-le, découlent de l’état de repos et non de sollicitations extérieures :

« C’est seulement lorsqu’il est seul (c’est-à-dire, en présence de quelqu’un) que le petit enfant peut découvrir sa vie personnelle. Le terme pathologique de l’alternative est une existence fausse, construite sur des réactions à des excitations externes. Quand il est seul dans le sens ou j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul, le petit enfant est capable de faire l’équivalent de ce qui s’appellerait se détendre chez un adulte. Il est alors capable de parvenir à un état de non-intégration, de rêvasser [to flounder], d’être dans un état où il n’y a pas d’orientation; et pendant un temps, il lui est donné d’exister sans être soit une réaction contre une immixtion extérieure, soit une personne active dont l’intérêt ou le mouvement suit une direction. Le terrain est prêt pour une expérience instinctuelle [id experience]. Arrive quelque chose à sentir ou une pulsion; dans ce cadre , la sensation ou la pulsion sera ressentie comme réelle et constituera vraiment une expérience personnelle »20.

En s’axant sur l’idée que la santé est liée à la possibilité de préserver et de rendre disponible l’impulsion créatrice dans l’état de repos, Winnicott évoque, dans le quatrième chapitre de Jeu et

19 20

Ibid., pp.38-39
« La capacité d’être seul » (1958) in De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969, p.330-331. Traduction légèrement modifiée. N.d.l.a. :Winnicott utilise ici des termes propres à la psychanalyse traditionnelle, à savoir le terme ça [id], afin de promouvoir la communication entre pairs. Le ça ne renvoie pas ici à l’instance d’un appareil psychique, mais désigne l’expérience instinctuelle en général.

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réalité21, la séance avec un patient auquel il a permis d’atteindre dans l’analyse un état d’absence de forme [formlessness], c’est-à-dire un état antérieur au formatage de la personnalité qui serait le résultat d’un environnement initial contrôlant. C’était le seul moyen pour récupérer, dans l’expérience, le sentiment de rencontre et de vivre à partir du self.

J’esquisserai maintenant quelques façons par lesquelles le jeu ou même des prémisses de jeu peuvent être envisagés dans l’analyse.

a) Chez les patients plus matures, même dans les cas de dépression simple, je remarque qu’il y a bien un espace pour jouer tel que je le décris. Néanmoins, cela ne se produit qu’à condition que la dépendance ne soit pas trop profonde. Dans de tels cas, bien que ces patients accordent de l’importance à l’analyse et à la confiance qui s’y crée, un découplage, une séparation se produit en dépit de pouvoir, pour eux, « compter sur ». Cette séparation ne résulte pas seulement du fait qu’ils puissent me voir comme une personne extérieure, mais correspond aussi à la solitude essentielle qui caractérise tout être humain, à la capacité d’être seul en présence d’un autre. Ils s’ouvrent au contact mais, à proprement parler, leur vie est à eux.

b) Même chez les patients gravement malades, après un certain parcours en analyse, le jeu en guise de communication est l’indice qu’ils se sentent mieux. Je pense à un patient schizophrène, déjà un peu plus mature, qui, quand il se sent libre des ruminations sans fin lui empêchant de vivre en société, arrive et fait une farce. Il se met à ma place en disant « Et alors, comment était votre semaine? Comment allez-vous? » Cela nous fait rire tous les deux. Pourtant, ces patients craignent particulièrement que l’analyste surestime cette « amélioration », ou s’appuie sur la partie saine, ce qui irait de pair avec un relâchement des soins.

Cet enjeu est bien circonscrit dans le compte rendu que Margaret Little fit de son analyse avec Winnicott, lorsqu’elle relate des propos en séance où celui-ci déclara :

« Yes, you are ill, but there is plenty of mental health there too ». I began to react with anxiety, and he added. « But that’s for later on, the important think now is the illness », having recognized my fear that he would deny or lose sight of it »22.

21

22

« Jouer. L’activité créative et la quête du soi ». Nous recommandons vivement au lecteur la lecture de ce magnifique travail.
LITTLE M., Psychotic Anxieties and Containment. A Personal Record of an Analysis with Winnicott, Jason Aronson, London, 1977, p.48

10

c) En ce qui concerne les patients dont la personnalité n’est rien d’autre qu’une « collection de réactions aux empiétements de l’environnement », lesquels sont particulièrement enclins à régresser à la dépendance, il est impératif de permettre autant qu’il est nécessaire cette absence de forme, cet état antérieur aux formatages et soumissions subies. À ce titre, Winnicott déclare que :

« [la] personne que nous essayons d’aider a besoin d’une nouvelle expérience dans une situation particulière. L’expérience est celle d’un état qui ne se donne pas de but, on pourrait parler d’une sorte de fonctionnement à bas bruit [a sort of ticking over]23 de la personnalité non-intégrée. Je me suis référé à ce problème quand j’ai parlé d’absence de forme [formlessness] dans le cas décrit au chapitre II »24.

d) Citons aussi le cas du patient qui se permet d’aborder des sujets sans but précis, simplement pour le plaisir de s’en rappeler. Il s’agit d’un rapprochement de l’état de non-intégration ou, plus précisément, de repos. Cela semble être la seule façon par laquelle il s’octroie une trêve relative dans l’état d’alerte permanent, visant à prévenir les intrusions et « ne pas être pris en défaut ».

Dans un texte ancien de 194525, où les conséquences cliniques de la théorie de Winnicott ne sont pas encore bien développées, on peut trouver une observation intéressante à la fois sur la façon dont l’état intégré peut apparaître en séance et ce qu’il revient à l’analyste de faire dans ce cas là :

« Un exemple du phénomène de non-intégration nous est donné par un fait très commun: le patient donne chaque détail du week-end et se sent satisfait à la fin si tout a été dit, bien que l’analyste, lui, sente qu’aucun travail analytique [nlda : j’ajouterais « au sens traditionnel »] n’a été accompli. Parfois, il nous faut interpréter cela comme le besoin qu’a le patient d’être connu d’un bout à l’autre par une personne, l’analyste. Être connu, cela signifie se sentir intégrer au moins dans la personne de l’analyste »26.

Afin d’illustrer l’émergence du jeu dans l’analyse, j’en viens au cas d’un de mes patients qui avait fait auparavant de nombreuses années d’analyse, selon le modèle et la fréquence traditionnels. Après les premières années, il déclare avoir ressenti une immense lassitude et du désespoir en se rendant à chaque séance, car il savait d’avance que quelle que soit la question, elle serait toujours

23

24

25 26

« Jouer. L’activité créative et la quête du soi » in Op.cit, 1971, p.111. Remarque importante : To tick over désigne ici un mode continu et normal de fonctionnement : par exemple, lorsqu’on parle d’un moteur de voiture qui tourne à bas régime, de manière continue et stationnaire, on dira the engine is ticking over. La traduction française officielle s’appuie sur une autre acception (on tick : « à crédit ») qui élude totalement le sens de la phrase de Winnicott. Le choix du traducteur français est ici non seulement erroné mais absurde. J’utilise ici l’expression « fonctionner à bas bruit » (ou à « bas régime »), qui s’approche plus du sens métaphorique utilisé par Winnicott (N.d.T).

On trouvera des illustrations cliniques de cet état dans le quatrième chapitre de Jeu et Réalité et dans l’article « Rien au centre » (1959) paru en français dans La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad. J. Kalmanovitch et M. Gribinski, Paris, Gallimard, 2000, pp.56-59
« Le développement affectif primaire » (1945) in Op.cit, 1969, pp.57-71

Ibid., p.63

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rabattue sur le terrain du complexe d’Œdipe. Quand j’ai demandé pourquoi alors il avait poursuivi si longtemps cette analyse, il me répondit que c’était par peur ne pas tolérer l’angoisse et de se suicider. L’analyse fonctionnait donc comme comme une sorte de surveillance autorisée contre le suicide, pour laquelle il avait moins de crainte et de culpabilité que d’être livré à lui-même. Il m’a dit avoir acquiescé plusieurs fois à l’interprétation de l’analyste, car il savait que manifester son désaccord aurait été inutile et aurait été à coup sûr interprété comme de la résistance. Il a évoqué aussi un sentiment de désespoir lié à son impuissance à changer la trajectoire interprétative que l’analyste donnait déjà dès les premiers mots de la séance. À ce titre, Winnicott nous rappelle que « l’interprétation donnée quand le matériel n’est pas mûr » revient à de « l’endoctrinement qui engendre la soumission »27.

Ce patient gardait en lui une inquiétude qui lui empêchait tout repos. Il suffisait que le téléphone sonne à une heure inhabituelle pour qu’il souffre de tachycardie sur-le-champ. S’il lui venait une bonne idée ou s’il faisait preuve de créativité, il lui fallait tout de suite appeler ses enfants pour savoir s’ils allaient bien. Il eut un père perturbant, dont la colère pouvait exploser à tout moment, un frère violent mort d’une overdose à 32 ans et une mère soumise, n’ayant jamais réussi à faire face à son mari et à protéger ses enfants. À l’adolescence, doué d’un talent artistique exceptionnel, il se mit à la poésie et à jouer plusieurs instruments de musique. Il passait ses journées et ses nuits, comme un bohème, au milieu de compagnons musiciens, nourrissant une passion réelle pour la camaraderie, chose qu’il n’avait pas connue jusque-là, et la découverte de la musique. L’inquiétude le hante encore aujourd’hui et se manifeste notamment par une insomnie incoercible, qui laisse presque toujours dans un état de prostration.

En outre, il porte les séquelles assez graves d’un traitement physique qu’il lui a fallu subir tout un temps. Il commence la séance en disant, presque invariablement : “Je crois que je n’ai jamais été aussi mal que maintenant, cela me donne envie d’abandonner”. Néanmoins, après quelques minutes, son visage s’éclaire à mesure qu’il narre les découvertes, les insights et les difficultés relatives à la création à laquelle il est actuellement affairé. L’enthousiasme décolle : il devient vivant et drôle, venant à vivre et rire d’anciennes histoires. Puis, exercé à l’auto-suspicion caractéristique de la psychanalyse traditionnelle, il finit par dire : “Je pense que j’ai parlé de tout cela pour ne pas parler de ce qui était intéressant, n’est-ce pas ?”. Dès la première fois où il posa cette question, je lui ai répondu : “Vraiment? Et qu’est-ce qui devrait vous intéresser alors ? Avec le temps, le terrain devenant plus sûr, je lui a dit que je ne pensais pas qu’il parlait de toutes ces choses, si importantes 27

« Jouer. Proposition théorique » (1968) in Op.cit, 1971, p.104 12

dans sa vie, pour ne pas parler de ce qui serait en train de se produire et être censuré dans l’inconscient. J’en venais à pointer cette auto-suspicion permanente, qui venait de lui-même, comme s’il s’agissait d’une fuite lorsqu’il se livrait aux souvenirs qui lui sont précieux. Cela me paraissait assez clair, et je lui dis qu’il me racontait tout cela parce qu’il avait besoin de se relâcher, de se reposer de cet état d’alerte permanent. C’était en effet reposant pour lui de pouvoir s’inscrire dans un temps continu, soutenu par mon attention et mon intérêt, pour être en mesure de « se perdre », se souvenir et revivre, sans être interrompu ou censuré, dans toutes ces circonstances significatives et insolites qu’il a vécues et qui comptent pour lui, et de parler de la richesse qu’il possédait. Le temps de la séance, il est devenu capable d’insouciance, de repos : c’était comme un jeu, lui dis-je, et tout indiquait qu’il y avait nul autre lieu dans sa vie où il pût faire cela de cette façon insouciante. C’est à ce titre que, pour Winnicott, « le jeu est essentiellement satisfaisant »28.

Afin de rendre le plus clair possible le concept de jeu chez Winnicott, je mentionnerai ici le cas de Piggle. Cela me permettra de faire une distinction plus fine entre jouer et jouer, car le jeu n’est pas quelque chose d’extrinsèquement déterminé, comme pourrait l’être un certain type d’action, mais plutôt un mode relationnel que l’individu entretient avec les choses du monde.

Winnicott s’est rendu compte que deux types de jeu différents concourraient dans l’analyse de Piggle. Le premier type, le jeu comme play in, condensait beaucoup d’anxiété : la jeune fille y était comme absorbée. L’autre, par contre, n’était pas encore accessible au début du travail et a été progressivement rendu possible par la confiance en l’environnement et l’espoir d’être compris. Elle jouait alors avec un objet ou une situation et s’y divertissait, restant en contact avec son self29 : il s’agissait d’un autre jeu, non d’un play in mais d’un play at. Winnicott souligne que cette distinction est d’importance dans la tâche et la responsabilité du thérapeute relativement au management et à l’interprétation.

Surtout au début de l’analyse, et bien qu’elle sut jouer et en montrait la maturité suffisante, Piggle était par moments possédée par une sorte d’anxiété, par l’urgence de communiquer quelque chose, l’amenant de manière compulsive à représenter Winnicott sous – et à lui demander de représenter – certains rôles et actions, tout cela ayant probablement pour but d’expliquer des situations et des fantasmes qui l’effrayaient et qu’elle ne pouvait pas comprendre. Dans ce « jeu », elle était tellement impliquée, au point d’être même absorbée par l’angoisse, qu’elle perdait toute distance

28 29

Ibid., p.106
Je remercie Zeljko Loparic de m’avoir indiqué cette distinction importante.

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par rapport à ce qui se passait. Ce qui était à l’œuvre à ce moment, souligne Winnicott, ne devait pas être interprété. À mon sens, cela reviendrait à réveiller brutalement un somnambule perché en haut d’un arbre.

À la troisième consultation, Winnicott nota un léger changement dans l’état émotionnel général de la petite fille, chose qui se manifesta dans la façon dont elle était capable de jouer.

« Piggle (deux ans, six mois) paraissait moins tendue qu’avant et l’est restée. Elle semblait avoir gravi un échelon dans la distance qu’elle prenait face aux angoisses réelles dont elle parlait. En fait, j’ai réalisé à ce moment-là à quel point elle était dedans auparavant, comme un enfant psychotique »30.

Un peu plus tard dans la même séance, Winnicott ajoute ceci :

« D’une certaine façon, elle réussissait à garder la maîtrise de la situation de sorte qu’elle jouait la situation au lieu d’être dedans »31.

Autrement dit, elle n’était plus envahie par la compulsion de se débarrasser de l’anxiété. Dans les commentaires finaux de la troisième séance, Winnicott écrit : « Aptitude nouvelle à jouer (play at) sa fantaisie effrayante (et ainsi, à y faire face) au lieu d’être dedans […] »32.

IV. De l’impossibilité de jouer dans l’analyse

Je tenterai ici d’être la plus brève et la plus claire possible.

Le patient ne peut pas toujours jouer dans l’analyse : c’est dans ce cas qu’il est nécessaire de l’amener à pouvoir jouer. Cela revient à lui permettre de reprendre le cours de sa maturation. Sur ce point, je pense qu’entrent en ligne de compte les mêmes critères que ceux qu’énuméra à l’époque Winnicott où il appelait à une « analyse modifiée ». Toutefois, si l’on s’est approprié le mode de pensée winnicottien, ces critères refléteront une nouvelle conception thérapeutique en général, laquelle peut et doit être modulée selon les besoins spécifiques du patient.

Voyons les cas où nous pouvons pas compter sur la capacité de jouer :

30 31 32

La petite “Piggle”. Traitement analytique d’une petite fille, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1980, p.53 Ibid., p.57
Ibid., p.60

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« a) lorsque la peur de la folie prévaut ;
b) lorsqu’un faux “self” s’est établi avec succès et qu’une façade présentant une réussite parfois brillante sera détruite à un certain moment, pour que l’analyse puisse aboutir ;
c) lorsque, chez un patient, une tendance antisociale, soit sous forme d’un acte agressif, soit sous forme de vol (ou de deux) est le legs d’une déprivation ;
d) lorsqu’il n’y a pas de vie culturelle, mais seulement une réalité psychique intérieure et un rapport avec la réalité externe, les deux états relativement indépendants l’un de l’autre ;
e) lorsqu’une figure parentale malade est prévalente »33.

Il y aurait beaucoup à dire sur chacun de ces cas et la manière dont ils rendent le jeu impossible. Je ferai simplement remarquer que la déprivation à un stade très précoce – par exemple, durant la phase de transitionalité, qui est en relation directe avec la capacité à jouer – ne conduit pas de manière générale à la tendance antisociale et la délinquance mais bien plutôt à la pauvreté culturelle, avec pour effet notable un manque d’intérêt pour la vie imaginative et pour la culture en général. De plus, pour que l’objet transitionnel puisse se substituer à la mère et avoir une valeur symbolique, il est nécessaire qu’il maintienne, en tant qu’objet subjectif, l’environnement vivant et réel. Si la mère échoue ou n’est pas à la hauteur, l’objet transitionnel s’évide rapidement de son sens et, par conséquent, perd son efficacité symbolique : il devient alors un simple objet, fait en telle ou telle matière, vieux ou neuf, mais sans histoire ou valeur personnelle.

Une illustration de cet état de choses est le petit garçon à la ficelle34. Cette ficelle avait du sens en tant que trait d’union : son utilisation permettait de récupérer le pouvoir d’unir. Pour ce garçon, la ficelle s’était objectifiée et servait seulement à assurer concrètement l’union des choses dans la réalité extérieure qui, au contraire, restaient inexorablement séparées. Il perdait par là la possibilité de jouer.

Il convient de noter que les phénomènes décrits ici n’ont pas un point culminant [climax]. Cela les distingue de ceux qui possèdent un soubassement instinctif, dans lequel l’élément orgastique joue un rôle essentiel, et où la satisfaction était étroitement lié à un paroxysme.

« Mais ces phénomènes, qui ont une réalité dans l’aire dont je postule l’existence, relèvent de l’expérience d’une relation aux objets. On peut évoquer ici l’“électricité” qui paraît produire un contact significatif ou intime, ce qui arrive, par exemple, quand deux personnes sont amoureuses l’une de l’autre. Ces phénomènes de

33

34

« Les visées du traitement psychanalytique » (1962) in Les processus de maturation chez l’enfant, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1970, p.136
Voir « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1953) in Op.cit., 1971, p.51 et « L’effet de parents psychotiques sur le développement affectif de leur enfant » (1961) in Op.cit., 1969, p.394

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l’aire de jeu offrent une variabilité infinie qui contraste avec la stéréotypie relative aux phénomènes en rapport soit avec le fonctionnement du corps, soit avec la réalité de l’environnement.

Les psychanalystes qui ont, à juste titre, mis l’accent sur l’importance de l’expérience instinctuelle et des réactions à la frustration, n’ont pas réussi a déterminer avec une clarté ou avec une conviction comparable l’intensité considérable de ces expériences sans moment culminant qui s’appelent jouer »35.

35

« La localisation de l’expérience culturelle » (1967) in Op.cit., 1971, pp.182-183 16

Bibliographie

LITTLE M., Psychotic Anxieties and Containment. A Personal Record of an Analysis with Winnicott, Jason Aronson, London, 1977

WINNICOTT D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969 – « Le développement affectif primaire » (1945)
– « La capacité d’être seul » (1958)
– « Le contretransfert » (1960)

– L’effet de parents psychotiques sur le développement affectif de leur enfant » (1961)

WINNICOTT D.W., Les processus de maturation chez l’enfant, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1970 – « Les visées du traitement psychanalytique » (1962)

WINNICOTT D.W., Jeu et réalité, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1971 – « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » (1953)
– « La localisation de l’expérience culturelle » (1967)
– « Jouer. Proposition théorique » (1968)

– « Le lieu où nous vivons »
– « Jouer. L’activité créative et la quête du soi »

WINNICOTT D.W., La petite “Piggle”. Traitement analytique d’une petite fille, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1980

WINNICOTT D.W., Lettres Vives, trad. M. Gribinski, Paris, Gallimard, 1989 WINNICOTT D.W., Conseils aux parents, trad. S. Boulogne, Paris, Payot, 1995

– « Que savons-nous des bébés suceurs de tissus ? » (1956)

WINNICOTT D.W., L’enfant, la psyché et le corps, trad. M. Michelin et L. Rosaz, Paris, Payot, 1996 – « Pédiatrie et psychologie de l’enfant : observations cliniques » (1968)

WINNICOTT D.W., La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad. J. Kalmanovitch et M. Gribinski, Paris, Gallimard, 2000

– « Rien au centre » (1959)

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