par Joël Clerget
Notes de l’exposé en extension
« Si nous parlons de psycho-somatique,
c’est dans la mesure où doit y intervenir le désir.
C’est en tant que le chaînon désir est ici conservé »
Jacques Lacan
Souffle de l’esprit
Pour Lacan, en effet, dans la mesure où un besoin est intéressé dans la fonction du désir, la psycho-somatique ne saurait être conçue comme un double psychique à tout ce qui se passe de somatique. De son côté, Winnicott déconstruit la catégorie binaire de l’esprit et du corps pour donner place à la psyché, en appelant le corps soma, et pas seulement body. Ce qui redéfinit les rapports de ces trois termes entre eux et avec d’autres, tel que l’intellect ou l’activité mentale par exemple. Cela impose d’emblée de situer leur position en terme d’articulation, de relation, voire d’interrelation, dans laquelle le rapport psyché-soma se redéfinit par l’esprit, par un troisième terme donc. Cette dynamique est articulée et portée par un quatrième terme : la conception que Donald Winnicott a de l’élaboration et de la pratique de la psychanalyse.
Dans cette conception, le vide (emptiness) a sa place. Un peu comme le vide médian tel qu’il est exposé par François Cheng est sourcé au vide originel. Dans La crainte de l’effondrement, Winnicott écrit : « Le vide est une condition nécessaire et préalable au désir. Le vide primaire veut simplement dire : avant de commencer à se remplir. » Il poursuit : « La base de tout apprentissage (comme celle de manger) est le vide. Mais si l’on n’a pas fait l’expérience du vide comme tel au commencement, alors il se présente comme un état qui est craint, néanmoins compulsivement recherché après. » Le vide n’est pas pur néant. Il opère à la façon d’un souffle, d’une âme au sens d’anima. Dans la relation de contact, le vide a la fonction active de se recevoir et de se donner dans le temps-espace du rythme qu’il ouvre en son mouvement.
Le souffle de vie, l’âme de la vie, anime l’ordre vital. Ainsi le souffle rythmique des Chinois relie le tout en une pulsation partagée. « Rien ne sépare les minuscules des gigantesques : les lucioles, virevoltant, sont en résonance avec les étoiles filantes » écrit François Cheng. L’âme, terreau des désirs (Ibid. p. 35), dans la triade corps, âme, esprit, a quelque chose de natif et de natal, en ce qu’elle révèle l’unicité de chaque être dont son âme est l’incarnation. L’âme de chaque être est reliée au souffle primordial qui est le principe de vie.
Dans la cosmologie chinoise, le Souffle est à la fois matière et esprit. À partir de cette conception du Souffle, les penseurs ont développé une conception unitaire et organique de l’univers vivant où tout se relie et se tient. Le souffle ternaire est réparti en Yin, Yang et vide médian. Ce qui se passe entre les entités vivantes est fondé sur le Vide, lieu où circule et se régénère le Souffle. Tous les vivants sont habités par ces souffles. Je parle ainsi parce que la relation d’une mère à son enfant a besoin d’air. Cette aération requiert de l’espace et du vide, un espace autre que l’on peut nommer paternel, celui du père qui est présent au petit déjeuner. L’articulation de l’interaction qui unifie, du souffle rythmique et de la résonance de l’Autre, donne au milieu juste, à un environnement moyen attendu, la place à ce qui vient habiter l’homme de l’altérité qui le fonde.
Le règne de l’intervalle, éclairé de présence, animé du souffle du Vide médian et de rythme, est le lieu de réalisation de chaque soi. « L’infini que traverse le souffle/ du Vide médian/ Là est le lieu de vie » écrit encore François Cheng. Notre venue au monde signe bien une entrée dans le souffle. J’entre dans le cours d’un souffle nouveau après les bercements du souffle placentaire. C’est dans l’interstice, dans ce qui se tient entre, que l’Être vient à naître dans la séparation.
Psuchos est le souffle frais, la fraîcheur. Psyché désigne le souffle comme principe de vie, l’âme. En effet, notre adresse à un enfant et l’appel de son prénom constituent en lui l’autre scène, la scène où se reçoivent les paroles et où se tisse l’image du corps. De ce lieu intime de l’être façonné par notre adresse et par notre parole, peuvent naître des paroles qui, venant à sa bouche, touchent notre oreille et notre cœur, notre thumos. Spiritus en est le souffle vivifiant. Le souffle de vie est distinct de la respiration biologique. Dans l’approche haptonomique, nous laissons faire le souffle. Nous lui laissons libre cours, afin de ne pas en entraver la circulation par la conscience maîtrisée ou l’attention à la respiration, ce qui entraîne une rupture du contact au profit d’une pensée. Car c’est bien d’une écoute dont il s’agit. Elle nous rend sensible aux mouvements du cœur, aux affections et aux émotions de l’autre. Ce n’est pas l’écoute de la respiration, mais celle du battement rythmique cardio-pulmonaire dispensé en vibrations de souffle et de vie.
Le souffle vital existentiel est fait de l’inspiration et de l’expiration actualisant la rythmique de la respiration dans l’appareil respiratoire animé par des mécanismes neurobiologiques et physiologiques. Le souffle vital existentiel est inhérent à l’élan vital. Le souffle-de-vie participe de la vie émotionnelle par le thumos. Le souffle-de-vie, en son essence, participe au bien-être, à la joie de vivre et à l’art de vivre. Une précision toutefois s’impose. Dans la pratique du contact, une synchronisation des souffles s’opère. Grâce à l’entente affective, une harmonie s’engendre. Le réciprotonus se caractérise par la synchronisation non consciente du souffle. De même, l’interaction entre le diaphragme thoracique et le diaphragme pelvien est de la plus grande importance. En cette écoute des mains de cœur se donne à entendre le dialogue plus ou moins accordé de ces deux diaphragmes.
Une harmonie est une accordance des êtres en présence tactile et relationnelle. Le souffle-de-vie s’invite alors au rapport entre les êtres. Il s‘agit de porter la naissance d’un bébé dans le souffle même de la vie. Il naît ainsi sur une portée de souffle à travers le chemin que son passage ouvre dans les chairs maternelles, afin que, dans la rotation de l’accouchement, il en vienne à prendre souffle à l’air aérien du monde auquel il naît, tant comme air substantiel que comme air subtil de désir.
Sur ce fond, Mind et intellect sont alors distingués. Intellect signifie intelligence, esprit. A man of intellect est un homme à l’esprit éclairé. Intelligence est aussi l’entendement. Mind, en anglais, a une large extension. Spirit existe aussi : esprit, âme. The Holy Spirit. En grec ancien, pneuma, le souffle, se rapporte au souffle, au gaz et aux esprits. Esprit se dit pneuma. Le lien sémantique entre souffle et esprit se retrouve en latin où spiritus, l’esprit, signifie d’abord respiration (spirare = respirer). Psychos c’est l’esprit, le psychisme, et psukhê, l’âme, nous vient du latin anima qui, à l’origine, signifie souffle.
Corps de contact, du transitionnel
L’acte de notre présence au tact est parole, parole en cette accordance vécue dans notre corporalité fort bien ajustée à notre essence symbolique, la vie animant notre corporalité d’un souffle-de-vie. En cette scène intime palpite la vie la plus symbolique dans les chairs les plus matérielles. Un autre nom du souffle est pneuma, le vent qui anime la voix portant la parole. Car vie et voix sont une en humanité. La vie consiste à faire entendre sa voix, non pas seulement mêlée aux clameurs du temps et aux rumeurs du monde, mais comme voix de la vie elle-même.
L’aire transitionnelle est un lieu dont un enfant s’accorde l’espace potentiel qui n’est ni subjectif ni objectif ni dedans ni dehors. Cette aire du entre à vocation de potentiel est en retrait. Elle est à forme de séparation. « Là où il y a confiance (trust) et fiabilité (reliability), il y a un espace potentiel, lequel peut devenir une aire infinie de séparation. » Pour assigner une place au jeu et à l’expérience culturelle, Winnicott fait l’hypothèse d’un espace potentiel entre mère et bébé. La confiance du bébé dans sa maman, en tant que cette confiance (confidence) suscite un terrain de jeu intermédiaire (playground) situe la créativité dans un espace du entre, en ce point dans le temps et dans l’espace où s’initie l’état de séparation de la mère et du bébé.
Le transitionnel témoigne de la valeur passante du entre tant par l’espace intermédiaire que par la mise en jeu de l’intervallaire. Ce entre n’est pas seulement un lieu entre deux éléments – sur le mode géographique –, mais la modalité topologique de leur relation mœbienne, leur intrication différenciée, l’espace posé/posté dans un milieu, sur un site en archipel. « Ce n’est pas l’objet bien entendu qui est transitionnel. L’objet représente la transition de l’enfant de l’état d’être fusionné, mêlé (merged) avec la mère à l’état d’être en relation avec la mère comme quelque chose (something) d’extérieur et de séparé » écrit Winnicott. Pour un enfant, l’objet représente la transition, le passage d’un état à un autre, un passage par où s’accomplit cette transformation. Un enfant est sujet pour autant que son potentiel est adoubé (reconnu, consacré) par les soins maternels, car il y a dans le potentiel les ferments du virtuel et du latent. Le potentiel se tisse à la faveur d’une prise d’appui et d’une ouverture. Ce que Winnicott appelle les phénomènes transitionnels englobe et côtoie une grande variété d’éléments, qu’il s’agisse de l’objet, de l’illusion, de l’aire intermédiaire, de la création, de la culture, des rapports de l’être et du faire, de la continuité d’existence, et bien sûr, du jeu… Le mot transition en anglais signifie transition et passage, et en musique, modulation. Il comprend une idée de mouvement. Dans le transitionnel, comme par exemple dans l’espace transitionnel du contact, c’est le passage, voire le transitoire, qui est rythmique.
Le changement majeur d’une naissance s’accomplit dans le passage d’une apnée à la respiration. L’expérience clinique conduit Winnicott à dire qu’un bébé in utero peut sentir sa mère respirer à cause des mouvements de son ventre ou certaines variations rythmiques, tels que les bruits internes de son corps par exemple. L’être résidant au corps maternel est déjà capable d’avoir des expériences et d’accumuler des souvenirs corporels. Après la naissance, il peut éprouver le besoin de rétablir un contact avec le fonctionnement physiologique de sa mère, en particulier avec sa respiration. Ce sont les accordailles du souffle. D’où l’importance du contact de l’enfant avec le corps de sa maman, et spécialement avec les mouvements de son ventre. Un bébé qui naît inspire l’air par ses poumons certes – et c’est le cri -, mais il respire aussi par toute sa surface tégumentaire. Son petit ventre s’agite et palpite au gré du souffle et des vibrations sensorielles, acoustiques entre autres. La respiration du bébé qui vient de naître se fait à l’ondulation de son ventre. La quête du souffle se cherche à travers la fonction respiratoire de toute sa peau, éminemment réceptive aux modulations des voix alentour, ce qui fait qu’un enfant sourd reçoit les vibrations des sons et y répond. Pour un bébé, le bercement de la respiration maternelle, contre elle ou sur elle, s’accorde aux battements cardiaques, dont la rythmicité est différente chez la maman et chez le bébé.
Pour le nouveau-né, la respiration de sa mère a un sens. La sienne, plus rapide, cherche sens dans le mouvement où son rythme se rapproche du rythme respiratoire maternel. Sans même le savoir, les tout-petits s’amusent de tels rythmes croisés dans un certain rapport de fréquence. La séquence est la suivante : sentir, percevoir et recevoir, in utero, la respiration maternelle. Sentir, hors de l’utérus, la respiration maternelle. Sentir sa propre respiration. Un bébé se repose dans le souffle et la portance maternels. C’est en ce lieu et dans ce lien qu’il est, pour Winnicott, un être en voie d’être créatif, créactif, dirais-je, et non pas réactif.
La triade psyché-soma, esprit
Il s’agit que soma, esprit et psyché soient articulés et animés, par le souffle qui est vie – cette vie qui vaut la peine d’être vécue, pour le dire avec Winnicott. La triade corps-âme-esprit dont parle François Cheng (De l’âme, op. cit., p. 31) donne une place centrale à l’esprit. Ces termes sont distingués dans la relation qu’ils entretiennent entre eux dans l’unicité de l’être. Cette âme-psychisme reprend un usage de Freud distinguant un psychischer Apparat et un seelischer Apparat notamment, seelisch, adjectif, signifiant aussi psychique et, adverbe, psychiquement.
Le partenariat psychosomatique, si on laisse pour le moment de côté l’intellect, se réalise par la demeure psychosomatique (indwelling). Une grande partie du soin physique du nourrisson – holding, handling, le baigner, le nourrir, et ainsi de suite. – est destinée (designed, conçue pour) à faciliter la réalisation d’un psyché-soma du bébé qui vive et fonctionne en harmonie avec lui-même.
Dans « La première année de la vie » (1958), Winnicott écrit : « Le bébé d’un an est fermement ancré dans son corps. La psyché et le soma se sont accordés. » « The psyche and the soma have to come to terms with each other » « La psyché et le soma doivent se faire l’un à l’autre » (Traduction Adam Philips). L’adaptation aux besoins du bébé favorise l’édification précoce d’une solide relation entre la psyché et le soma. Winnicott ne définit pas exactement une entité psychosomatique, mais il parle d’une relation entre la psyché et le soma. Quand l’adaptation est défaillante, la psyché aura tendance à se développer sans liens étroits avec l’expérience corporelle, mais la psyché d’un enfant normal peut, à certains moments, perdre le contact avec le corps – notamment au sortir d’un profond sommeil, là où, entre autre, Françoise Dolto situe l’exercice des pulsions de mort.
À un an, le mind apparaît clairement. Les phénomènes intellectuels sont tout à fait distincts de la psyché. La psyché est liée au soma et au fonctionnement corporel – mais l’appareil intellectuel dépend du fonctionnement des parties du cerveau qui se développent plus tard que celles qui concernent la psyché primitive. Par exemple, ce sont les facultés intellectuelles qui permettent peu à peu à un enfant d’attendre sa nourriture en fonction des bruits qui l’annoncent. Ainsi, une mère n’a pas seulement à s’identifier au bébé, mais à identifier avec justesse quels sont les besoins de son bébé et y pourvoir. Le mouvement de l’enfant est d’habiter son propre corps par le biais de soins maternels assez bons, mettant au centre la « localisation du self dans le corps ». In-dwelling signe la réussite d’une relation étroite entre la psyché, le corps et le fonctionnement corporel.
À un bébé humain, être ne suffit pas, il lui faut encore, par nos soins, exister. L’enjeu de sa venue au monde n’est pas seulement d’être vivant, mais d’exister, c’est-à-dire d’être le héraut de ce qui est notre condition d’être humain : parler. D’être engendré dans et par l’acte de la parole. C’est pour cela que, non seulement nous prêtons des fantasmes à un bébé, comme le disait Winnicott, mais nous donnons sens et parole, valeur de parole, à ses toutes premières manifestations vivantes, et cela, dès le sein maternel.
À propos de Mind, il écrit à Jeannine Kalmanovitch, la traductrice de « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », « Mind and its Relation to the Psyche-Soma » (1949) : « Le terme ‘’esprit’’ (en français dans le texte) peut être trompeur. Je pense que c’est un de ces concepts qui sont fonction de la plate-forme philosophique d’où on les envisage et il ne fait pas de doutes que cette plate-forme n’est pas la même en Angleterre et en France… » Winnicott souhaite que le lecteur saisisse bien que ce terme de mind « introduit tout naturellement la formation pathologique de l’intellect dissocié (split off) car ce chapitre se propose essentiellement de diriger l’attention sur les complications qui s’accumulent autour de cette formation pathologique. » L’esprit peut alors être saisi comme le principe pensant.
Mind est séparé du psyché-soma, au sens où ce qui arrive à l’esprit n’est pas la même chose que ce qui arrive à la psyché. Winnicott parlera plus tard de son article de 1949 « Mind and Its Relation to the Psyche-Soma » dans lequel il apporte le concept de faux et de vrai self. « Je me suis référé à un faux self vivant à travers un esprit ou une vie intellectuelle qui est devenue séparée du psyché-soma ». Une très belle illustration de l’usage du terme de concept surgit alors sous sa plume. « Nous devons toujours nous rappeler quand nous parlons qu’un concept n’est pas une chose. Un concept est une façon de parler à propos d’une chose. »
Nous pouvons utiliser le mot « psyché », mais cela peut suggérer au lecteur quelque chose qui est connecté avec l’esprit (spirit) et même avec le spiritualisme. On ne veut certainement pas dire l’esprit (mind), qui peut être considéré comme se référant à l’intellect et avec être intelligent ou à l’esprit obtus, et qui, quand il est dissocié, fournit l’aire dans laquelle la pensée, et penser les choses, a une sorte de vie propre. Dans l’usage du terme de « maladie psycho-somatique », ces difficultés ne se présentent pas, parce que d’une manière ou d’une autre, nous savons que nous parlons de l’interrelation entre le fonctionnement du corps et celui de la personnalité (non de l’intellect) ». Nous voulons pouvoir dire que la psyché et le soma (c’est-à-dire, la personne et le corps qui ensemble sont cette personne) ne commencent pas comme une unité. Ils forment une unité si tout va bien dans le développement de cet individu, mais c’est un exploit.
Corps et psyché
« La psyché fait donc une unité fondamentale avec le corps à la fois dans son rapport avec les fonctions des tissus, des organes, du cerveau, et dans la façon de s’entrelacer avec le corps en établissant de nouvelles relations, dans le fantasme et l’esprit, dans le conscient et l’inconscient. »
D. Winnicott, La nature humaine
« Le cerveau − est plus vaste que le Ciel −
Car − mettez-les côte à côte −
L’un contiendra l’autre
Aisément − et Vous − de surcroît − »
Emily Dickinson
Comment donc rencontrer un enfant dans l’unité de soi ? Où le rencontrer ? se demande Donald Winnicott au début de La nature humaine, tellement cet enfant est découpé par la fragmentation des soins qui lui sont prodigués par une multitude de « spécialistes en tout genre » (p. 18). Pour les pédiatres, il en appelle à une considération autre que seulement physiologique. Ainsi, dans la suite de ce qu’il avait déjà abordé en 1949 dans « L’esprit et sa relation au psyché-soma » (De la pédiatrie à la psychanalyse), il reprend : il y a le soma et la psyché. Il y a aussi une complexité croissante d’interrelation entre les deux. Et une organisation de cette relation vient de ce que nous appelons l’esprit. Le fonctionnement intellectuel, comme la psyché, a pour assise somatique certaines parties du cerveau. Nous pouvons distinguer le corps, la psyché et le fonctionnement mental. D. Winnicott n’oppose pas le mental et le physique, car, pour lui, ce sont le soma et la psyché qui sont opposés. L’esprit est d’un ordre spécial pour lui-même.
Pour le philosophe Gaston Bachelard, notre inconscient est logé. « Notre âme, écrit-il, est une demeure. Et en nous souvenant des ‘’maisons’’, des ‘’chambres’’, nous apprenons à ‘’demeurer’’ en nous-mêmes… Les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles. […] Blottir appartient à la phénoménologie du verbe habiter. N’habite avec intensité que celui qui a su se blottir. » Inventer une langue capable de dire l’habiter et s’exprimer en terme de se blottir donne vocalité à notre être corporel auprès du corps de l’Autre. Une part du rythme vivant tient à l’harmonie des souffles entre des êtres chers, comme il en est dans le cœur à cœur palpitant sous le peau à peau où vient se lover un enfant dans la proximité corporelle de l’autre humain qui l’accueille et le berce.
Ajoutons que l’environnement comprend ce que j’appelle l’entourage humain, les entours porteurs de la présence d’êtres humains au contact du bébé. Winnicott assigne la psyché à sa résidence corporelle, en usant de ce mot très éloquent d’indwelling, ce qui fait la psyché demeurer dans le corps, habiter en lui. Parler ainsi nous ouvre à la dimension toute corporelle de la demeure et de l’habitation. La psyché séjourne dans le corps. Le corps est la maison de la psyché. Mais, futé comme il est, Winnicott ajoute un troisième terme pour lier le tout : mind, l’esprit. Il articule ainsi le soma et la psyché dans la complexité de leur interrelation organisée par un troisième terme qu’il appelle the mind. Ce terme est plus large en anglais que simplement esprit en français. Nous pourrions dire le penser, le mental (du latin mens) ou le fonctionnement mental, dans leur rapport à la sphère sensorielle, émotionnelle, et dans la dynamique relationnelle, symbolique. L’accordance du soma et de la psyché va de pair avec les phénomènes intellectuels relevant du penser, ce qui est congruent tant avec l’intersensorialité et l’intrasensorialité de Merleau-Ponty qu’avec les actuelles avancées de l’épigenèse et de la plasticité neuronale.
Sur le fil de l’épigenèse, l’intelligence d’un bébé trouve assise et expression dans les soubassements de la plasticité neuronale. Rien dans l’esprit qui n’ait été dans les sens par le corps vécu, celui de la corporalité animée. C’est ce que disait déjà Aristote, repris par Freud. Rien qui n’ait été tout également saisi et porté par l’activité symbolique, dans une participation rythmique au monde et au désir de l’Autre. Pour un bébé, sentir et se mouvoir, choses du corps, s’accomplissent au départ dans la dépendance vitale de l’Autre. Ce que Winnicott ajoute en psychanalyste, c’est que nous prêtons des fantasmes au bébé. Le fantasme conscient et inconscient, « est, pour ainsi dire, l’histologie de la psyché, l’élaboration imaginative de tout fonctionnement somatique spécifique à l’individu » écrit-il. Comment dire au mieux cette intrication signifiante ? Quand notre toucher n’est pas seulement local, narcissique ou rétréci au seul registre physique, nous ne touchons pas seulement une peau, nous sommes en contact avec la personne entière du bébé ou de toute autre personne. Sur le mode où l’histologie concerne l’étude fine des tissus, Winnicott est conduit à penser la psyché dans son tressage intime avec le corporel. Dans le chapitre 4 de Human Nature, intitulé « Le champ psycho-somatique, The psycho-somatic field », il retient le tiret (hyphen) comme trait d’union, reliant et séparant, le psycho et le somatique.
L’intermodalité sensori-motrice fait partie du cortège de cet agencement. La place du mind est très singulière. Winnicott écrit : « La nature humaine n’est pas une affaire d’esprit et de corps, c’est une affaire de psyché et de soma étroitement reliés (inter-related), avec l’esprit comme un parafe sur le fil du fonctionnement psychosomatique. » Les termes de Winnicott : « as a flourish on the edge of psychosomatic functioning » me semblent mieux rendus par cette traduction qui fait état du trait de plume qui relie mind et body plutôt que simple fioriture. On peut dire aussi ornement, car flourish s’utilise en anglais pour parler des ornements musicaux. Edge signifie le fil, le tranchant, l’arête, le bord, l’orée, la lisière. D’autant que Winnicott, au début de la deuxième partie reprend cela en disant que là, il ne va pas prendre en compte l’esprit, « ce que j’ai appelé une floraison à le lisière du psyché-soma. » Flourish est un terme lié à la floraison (fleurir), à ce qui est florissant, ce qui prospère et s’épanouit. Comme nom, c’est une fleur de rhétorique. Mind serait-il la fleur du psyché-soma ?
Cette structure fonctionne et opère donc, pour Winnicott, dans la conjugaison de trois termes : At first there is soma, puis une psyché qui, en santé, s’ancre graduellement dans le soma ; plus ou moins tôt ou tard, un troisième phénomène apparaît que nous appelons intellect ou esprit (intellect or mind). Dans son article « Pédiatrie et psychologie de l’enfant : observations cliniques » (1968), il parle de « la psyché de l’association psychosomatique » dont il veut donner un aperçu. Il n’a pas alors l’intention de parler des troubles liés à l’intellect clivé – split-off intellectual functioning – qu’il avait érigé en concept comme étant un trait essentiel de la névrose obsessionnelle. Les conflits appartenant à la personnalité se localisent dans cette aire intellectuelle séparée et concernent plutôt l’aire de la personnalité, non sans préciser que le split (fente, fissure, déchirure, scission) dans une personne arrive et s’organise à cause d’une défaillance de l’environnement. Il y eut une défaillance de ce que l’on peut attendre d’un environnement moyen – qu’il met entre guillemets : « average expectable environment ». Selon mes termes, ajoute-t-il, un bébé est habituellement pris en charge par une « assez bonne » mère (ibid. p. 195)
La psyché se fonde donc dans le soma qui vient en premier. Du coup, la psyché débute comme une élaboration imaginative du fonctionnement physique, ayant comme son plus important devoir de lier ensemble les expériences passées, les potentialités, la conscience du moment présent et l’attente (expectancy) du futur (Human Nature, op. cit., p. 19). C’est ainsi que le self vient à l’existence. « La psyché n’a bien sûr pas d’existence en dehors du cerveau et du fonctionnement cérébral » (Ibid., p. 19). L’attribut principal de la psyché est la liaison (the binding) d’éléments temporels situés sur les extases du temps déclinées en passé, présent et futur. Ajoutons, avec Laura Dethiville, que cette élaboration est une activité directement tributaire de la fiabilité de l’environnement et de l’aptitude de celui-ci à permettre une continuité d’être.
Un bébé fait avec le sens que prennent ses actions. Ce sens lui vient du lieu de l’Autre. On peut ainsi parler d’une physiologie du contact. Par son animation de souffle et de rythme, la psyché est proche du sujet, avec ses souvenirs et les extases du temps, le vécu d’être soi-même et créatif. Elle témoigne de ce que réside en ce corps un sujet nommé digne d’adresse. L’haptonomie apporte cette touche revisitée qu’être aux soins (care and cure) d’un bébé, c’est l’accompagner dans le contact porteur et le porter dans les signifiants de son histoire générationnelle, car le corps n’est point sans d’autres corps, comme un sujet ne saurait exister de soi seul, sans d’autres sujets. Tout ce commerce relationnel prend acte des dimensions corporelles et pulsionnelles. La pulsion engagée dans une excitation locale en différents lieux du corps revêt une portée générale, car elle concerne l’être entier affecté par ce qui lui arrive. Notre préoccupation est celle-ci : les satisfactions de la pulsion conviennent-elles au bébé qui en est le lieu et le sujet ? Là aussi, la poussée de l’érogénéité – étendue à la peau tout entière et poreuse – inscription corporelle précoce, n’est recevable que dans les paroles qui en sertissent la réalité et la supportabilité, celles du plaisir certes, mais aussi celle de la douleur, ainsi que de leur mélange et de leur intrication vécue. Winnicott a saisi combien donner de l’importance « à la peau amène à considérer la détresse du moi » (La nature humaine, op. cit., p. 61). Cette remarque rappelle ce que disait Françoise Dolto. Les lieux de contact sont aussi des lieux de séparation et de deuil, des lieux du deuil de la relation continue. Dans Solitude, elle écrit : « La zone érogène, c’est la partie par laquelle le contact se fait avec la mère pour l’essentiel des besoins, ce qui apporte répétitivement la pacification du corps, en même temps que le plaisir s’y mêle… La zone érogène nait de ce que c’est le lieu ultime du plaisir et de la séparation du plaisir… le lieu du deuil de la mère ; c’est le dernier lieu de contact où se souffre la séparation. »
C’est ainsi que l’interprétation juste d’une maman donne à son bébé le sentiment d’être physiquement et symboliquement porté par cette entente, attentive et attentionnée, désignée jadis par Freud du terme d’« entente mutuelle ». Cette entente engendre les éprouvés et les concepts d’interne et d’externe, de scène intime et de scène sociale. Par une telle intelligence relationnelle, de corps et de cœur, le fantasme participe à la socialisation et à la civilisation, par le jeu de la créativité. La psyché est donc assignée à résidence corporelle au sens où, du départ, les soins physiques sont d’emblée des soins psychiques, l’un et l’autre intriqués. « En psychologie, on doit dire que le bébé tombe en morceaux à moins d’être tenu ensemble (it must be said that the infant falls to pieces unless held together), et les soins physiques, à ce stade, sont des soins psychologiques » (La nature humaine, op. cit., p. 153).
Portance de la psyché
La psyché loge dans le corps. Le chapitre 3 de la partie IV de La nature humaine s’intitule : « Dwelling of psyche in body ». Winnicott écrit : « Combien facile est-il de prendre pour acquis le logement de la psyché dans le corps (the lodgement of the psyche in the body) et d’oublier que c’est encore à réaliser » (Human Nature, p. 122). Ainsi la peau participe de cette « localisation exacte de la psyché dans le corps » écrit-il aussi. Les soins quotidiens relatifs à la surface tégumentaire la concernent en entier. Par exemple, quand nous répandons le savon liquide avec notre main sur la peau de notre bébé lors du bain, il est réuni par cet acte qui ne consiste pas à lui passer un savon (à le réprimander), mais lui donne à vivre en son corps l’unité d’une coprésence en contact. Les soins développent le bien être corporel comme la portance développe l’intégration. « Tandis qu’un usage des processus intellectuels nuit à la réalisation d’une co-existence psyché-soma, l’expérience des fonctions et de la sensation cutanée et de l’érotisme musculaire facilite cette réalisation », celle de la co-existence psyché-soma en sa précarité, dit encore Winnicott (La nature humaine, p. 160, Human Nature, p. 122). Les limites du corps et les limites du moi, comme projection d’une surface corporelle, circonscrivent l’espace relationnel de la psyché ancrée dans le soma. La psyché s’établit à demeure corporelle. Cette assignation à travers les gestes des soins (au sens large) est une forme de l’amour, une expression de ce que veut dire aimer. Aimer son enfant.
Le potentiel de l’enfant se développe dans les soins maternels. Le bébé se développe dans des interactions avec son entourage concomitamment à l’expression des gènes. La génétique et son code de transmission concernent le développement de l’intelligence du petit d’homme dans son inscription la plus somatique qui soit dans le même temps où la relation à l’environnement est déterminante. De la dépendance la plus absolue – faisant unité des corps en présence – l’existence psychosomatique s’édifie par le séjour (indwelling) de la psyché dans le soma. « À la base de cette habitation se trouvent les expériences motrices, sensorielles et fonctionnelles étroitement liées au nouvel état de l’enfant – être une personne. » La participation d’une membrane ouverte de délimitation, la surface de la peau, la fait se situer entre le moi et le non-moi (me, not-me). La réalité psychique se constitue dans les modalités toutes corporelles de l’ingestion, de la digestion, de l’excrétion, dans leur relation à l’éveil sensorimoteur et à l’élaboration du penser. Le schéma corporel relié à l’image inconsciente du corps en voie de constitution s’édifie dans le chiasme d’une portance qui n’est pas seulement contenance. Le schéma corporel « réfère le corps actuel dans l’espace à l’expérience » écrit Françoise Dolto. Le corps dans l’espace, relationnel donc à l’entourage, inclut le contact avec une multitude de sensations en rapport avec des objets de toutes sortes : berceau, landau, vêtements… Le schéma corporel réalise la « synthèse dynamique » du cadre spatiotemporel sur la base d’impressions tactiles, kinesthésiques, labyrinthiques, visuelles, coenesthésiques, somesthésiques (ensemble de sensations), etc. D. Winnicott pousse le bouchon assez loin quand il avance que l’union relève du mouvement et de l’érotisme musculaire fusionnant avec le fonctionnement des zones érogènes, dans le temps où l’enfant quittant l’état de fusion complète avec sa mère « passe d’une relation avec un objet subjectivement conçu à une relation avec un objet perçu objectivement. » La continuité d’être se tisse donc dans l’exercice des soins. Soins entendus dans toute leur portée corporelle, psychique et symbolique. Soins de portance (holding) dans lesquels et par lesquels la manipulation nécessaire du corps infans (handling) s’ordonne au maniement symbolique de son prénom. L’un et l’autre mots, manipulation et maniement, relèvent de deux champs réunis et distincts. Ils comprennent en leur corps le manus de la main et la manière de le faire. Manière décisive puisqu’elle signe tout à la fois le style propre de la relation charnelle, pulsionnelle et symbolique d’une personne à un bébé et l’appartenance culturelle selon laquelle les soins au bébé se dispensent sur tel ou tel mode selon les lieux et les siècles.
Comment une mère saisit-elle les besoins de son bébé, non seulement pour les comprendre, mais aussi pour les satisfaire ? Elle repasse par la mémoire du bébé qu’elle fut. Elle met en œuvre sa capacité à se mettre en place de bébé pour entendre, dans son cri, la faim, la douleur, la couche sale,… toutes choses du corps ressenties. Sa capacité d’y répondre en adulte tutélaire actuel, par l’apport adéquat du sein ou du biberon, du lange ou du change, participe de la symbolisation « des douleurs de ton petit ventre quand tu te tortilles et que tu geins. » Réponse n’est point réaction. Répondre n’est pas réagir et réagir n’est pas répondre. Winnicott cherchait vraiment à éviter les représailles. Le sentiment d’une continuité d’être s’établit dans la fiabilité de l’Autre et la donation des soins, ce qui assure un soutien au moi du bébé se différenciant progressivement de celui de sa maman. Le moi de la mère ainsi supplée celui de l’enfant, le relaie et participe de la construction du moi de l’enfant.
Le corps d’un nouveau-né vit de ce qu’un souffle vital entretient la substance de ses chairs comme l’expression de ses désirs, notamment celui de vivre dans la condition charnelle humaine en proie à la parole qui le fait être humain. Winnicott rappelle à juste titre que vivre en humain, c’est accepter ce qui nous fait être humain et comprend la destructivité comme la créativité. Cela commence au berceau dans le rapport que nous entretenons avec le corps d’un bébé et ses productions. Comment recevons-nous ce qui sort de son corps ? Comment supportons-nous nos impulsions destructrices sans nous culpabiliser d’être ainsi faits, sans imposer à notre bébé notre culpabilité, nos angoisses et nos soucis aux incidences potentiellement perturbatrices de son équilibre psychosomatique.
Espace et lieu, psycho-somatique
« Dans la valse de la vie, le partenaire du soma n’est pas l’esprit »
L’enfant, le corps et la psyché, p. 324
D’une part, le corps est volume. Il occupe un certain espace. D’autre part, un espace purement et simplement psychique n’existe pas. Notre espace symbolique est toujours déjà physico-psychique ou psycho-physique puisqu’il implique d’emblée le corps, ce qui fait aussi que deux corps n’ont pas le même espace, même s’ils peuvent occuper un espace partagé. Le dernier mot de Freud : « Psyché est étendue, n’en sait rien » (1938), dit que sa référence ultime, assortie d’une critique des catégories kantiennes, est un rapport à l’étendue, à ce qui s’étend, c’est-à-dire entre autres à la psyché et à la pulsion comme lamelle (Lacan). Notre habitation, la demeure de la psyché à résidence corporelle, est aussi la question du fond pour Winnicott, en ce que le fond n’est pas socle ou appui, mais mouvement, présence au lieu où nous vivons, si toutefois nous vivons bien quelque part.
Dans cette conception, le corps n’est pas un ensemble de parties. Il est un être d’implication dont les parties sont en interrelation et dont la constitution dépend étroitement du rapport à l’entourage humain. Car il s’agit toujours de l’expérience du corps dans le monde, celui d’un être venu au monde, et résidant bien à quelque part. Le corps est toujours le corps de quelqu’un. La psyché, le nom, le désir, le soi, le corps, sont toujours déjà de quelqu’un. S’ouvre ici la question de l’articulation de la psyché dans son rapport au monde. Le rapport est complexe et paradoxal, car la psyché contribue à nous former un monde, un monde qu’elle n’est pas et qu’elle ne recouvre pas entièrement, notre monde. Car, ce qui nous donne monde et nous donne au monde, ce n’est pas la psyché à soi seule, c’est la parole. L’intelligence du corps et du cœur, de l’esprit et de l’âme, n’est pas intellectuelle. Elle est sensible, non consciente d’elle-même, animée de vivacité et de motilité. La vitalité du penser des enfants tient à ce qu’ils ne réfléchissent pas. Réfléchir ici au sens du miroir qui renvoie l’image. Leur pensée fuse comme un éclair.
Chez Winnicott, la spatialité découle de ce rapport trinitaire corps-esprit-psyché. Sa conception rejoint certains propos de Merleau-Ponty – son contemporain – quand ce dernier écrit : « L’espace est pour moi une certaine polarisation de mon schéma corporel reprenant à mon compte une part de l’espace extérieur. » Comment relier dans la dynamique du corps vivant la vie sensorielle, expressive, langagière et désirante ? Merleau-Ponty écrit : « L’esprit est incroyablement pénétré de sa structure corporelle » (1960). On ne pense pas sans le corps.
Assigner la psyché à résidence corporelle signifie que le corps n’est pas seulement un espace, mais un lieu, en l’occurrence le lieu de la psyché pour Winnicott. L’espace, c’est le spatium latin. Ce mot aux sens variés implique la dimension spatio-temporelle. On peut se demander, à partir de cette remarque de Victor Hugo : « Approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace. » (Du génie), sur quoi fonder l’espace ? Henri Maldiney répond : « Le lieu précède l’espace. » L’espace est à se former, non pas comme un territoire où se déplacer, pur topos, mais dans un déploiement à l’intérieur de soi. Telle peut être notre attente, au sens où spatium procède étymologiquement de spes, l’espérance, l’attente, la perspective. Spes allie donc l’espace et le temps.
Cet avoir lieu de la psyché dans le corps ouvre potentiellement un sujet à la dimension de l’espace. L’espace lui-même est assigné à un sujet, au sens où l’être de l’espace fait question comme dans l’espace familier. Celui de la quotidienneté de la vie familiale par exemple, est aussi celui du souci, à tout le moins celui de la sollicitude, de l’implication (concern) et de la proximité des parages humains désignant l’entourage, le voisinage, un horizon de présence où pouvoir se poser et se reposer. L’espace interhumain ne se définit pas essentiellement par la distance existant entre les choses, mais comme éloignement ou proximité des choses par rapport à moi (related to), relativement à moi. La distance se constitue à l’aune de l’éloignement – dont la temporalité, pour Winnicott, est strictement articulée à l’âge du bébé. L’éloignement est ainsi constitué par la tension du proche et du lointain, car le souci de l’autre, le prendre souci, le prendre soin, les détermine, non comme petite ou grande distance, mais comme le chante Saint John Perse : « Tu es là mon amour, et je n’ai lieu qu’en toi. J’élèverai vers toi la source de mon être » (Amers).
La mère qui pense à son enfant déploie une façon d’être auprès de lui, d’être avec lui, lui étant avec elle dans son cœur et son esprit à elle. Être laissé tombé fait que l’angoisse renvoie à un nulle part – au sens aussi où rien n’aura lieu que le lieu (Mallarmé). Ainsi l’espace du jeu participe de la naissance du lieu. Si je fais ce détour par l’extérieur du lieu, par l’extériorité de l’Autre, c’est parce que, comme être humain, nous sommes affrontés à une excentricité radicale de soi à soi-même, en ce qu’un Autre nous agite et nous berce. Ainsi le lieu d’une chose et celui d’un autre ne sont pas la position qu’ils occupent dans l’espace (dormir dans la chambre ou le lit parental, cododo), mais ce qui accorde à la chose comme à l’autre d’avoir lieu – ce par quoi un autre peut être-là-avec. Telle est la fonction de la place. The Place where we live dit Winnicott. L’avoir eu lieu est de natalité. Il est à cette pointe du natal. Cette dimension du lieu est vitale, car il s’agit toujours d’un lieu de rencontre interpersonnelle comme intrapsychique. Ainsi la limite corporelle assignée à la psyché – son lieu – n’est pas clôture, mais éclosion – pas terme au sens de fin, mais origine. Elle est ce qui ouvre un sujet à la tripartition de la vie en corps, esprit et psyché. La voix de la natalité porte en elle l’affect singulier qui nous pousse en avant, vers le perdu, non localisable, mais topiquement nécessaire. Car la natalité a besoin de lieu. Un lieu, à terme, c’est quelqu’un.
Annexe
Le chiasme de la portance
Joël Clerget
Les humains que nous sommes trouvent leur assise dans le langage et leur fondation dans la parole. Dans l’adresse faite à un sujet, la portance est le mot qui réunit le chiasme, l’entrecroisement, d’une voix qui touche dans l’adresse au bébé, d’une main qui parle dans le contact, les deux, voix et main, étant soutenues par le regard qui organise métaphoriquement le champ de cette portance, y compris chez les aveugles et chez les sourds. Une voix qui touche. Une main qui parle. Un regard qui soutient. Les trois, voix, main et regard, s’allient à l’olfaction et à la gustation pour donner profondeur et volume à ce champ relationnel. Le corps d’un papa n’exhale pas les mêmes odeurs que celui de la maman. De son origine étymologique latine, sapere, par la saveur donc, la gustation réunit la sapience, la sagesse au sens d’être sage, la saveur au sens d’avoir du goût et du discernement, et le savoir, la connaissance. Par tous les sens engagés, le contact est la touche des mots au cœur des mains. Il y a le corps et les mains, le cœur et les noms, le langage et la parole, le regard et la voix, le symbole et le rythme. Les accordailles sensorielles tiennent leur portée de ce qu’elles ont une valeur symbolique, langagière, en ce que la parole nous donne corps et nom d’être humain. D’être ainsi appelé, des mains, du regard et de la voix entrecroisés, cela nous touche et nous fait exister. Par là, le palpable et le tangible du semblable mettent un sujet en présence de la face impalpable du prochain. Et ce chiasme du porter ouvre en lui l’intimité de cette autre scène, l’inconscient, où se tisse l’image du corps. La portance lie la teneur des chairs à la matière du langage, en reliant, dans la relation des êtres entre eux. Elle confère au contact, à tout contact, sa densité et son poids. Dans ce maintenant de la portance, l’image inconsciente du corps s’actualise comme le foyer d’une ouverture où l’énigme de nos êtres en coprésence demeure entière.
Quand nous vivons les accordailles d’une tonalité partagée, le chiasme de la portance est à son plein effet de vie. Ce chiasme est l’accueillance même et la prévenance qu’elle inclut. Le bercement d’une maman signe l’altérité qui fonde les possibles. Il développe l’intelligence relationnelle du bébé quand elle reconnaît en lui, lové dans ses bras, tout ce qu’il a d’autre et qui n‘est pas elle. En effet, un bébé ne vit pas du seul investissement de sa personne. Il est sujet quand il est clairement identifié comme un être humain, incarné et nommé, sujet d’attention, de sollicitude, d’adresse et d’appel, dans notre accueillante sollicitude et dans notre prévenante présence, non point chose animée.