Migrants en souffrance : à quel environnement se fier ?

Par Odette Puechavy

Migrants en souffrance : à quel environnement se fier ?

Accueillir :  « Offrir un petit morceau de monde intelligible et fiable » 

En 2015, 2016, des milliers de personnes fuyant la guerre, ou la tyrannie de certains despotes frappaient aux portes de l’Europe. Mais l’Europe, ne savait pas comment accueillir cette marée humaine, le spectre du djihadisme alimentant la peur de l’étranger. 

Calais, depuis quelques années déjà était une zone où venaient s’échouer les migrants rêvant d’Angleterre. Les solutions politiques pour résorber ce qui a été nommé la « jungle de Calais », se suivaient avec des succès éphémères… c’était dans cette perspective de recherche de solutions, que des nouvelles structures ont été mises en place pour désengorger Calais, et dont Pouilly faisait partie. Le foyer de Pouilly, a été volontairement créé en zone rurale, sous l’impulsion de monsieur Caseneuve, alors ministre de l’intérieur, avec mission à la directrice d’inventer, avec son équipe, un lieu de vie, pour recevoir les migrants qui avaient accepté d’y venir …

La première année de travail en tant qu’analystes bénévoles au foyer AT- SA (Accueil Temporaire – Service d’Asile), s’inscrivit dans l’ambiance de cette expérience, mobilisée par la recherche du meilleur accueil possible, à offrir aux migrants. Quel asile pour des personnes, doublement trahies par leur environnement : celui d’origine effondré et, celui d’accueil qui se dérobait, les maintenant, jusqu’ici, dans l’errance ? Nous travaillions, Mireille et moi, en binôme, dans une salle, à l’intérieur du foyer. L’accueil, tel qu’il se dessinait au fil des jours, ne consistait pas seulement, à ouvrir la porte du foyer. Il se construisait dans le tissu relationnel à l’intérieur et à l’extérieur du foyer, charpenté par une exigence de sécurité, de confiance dont l’équipe avait le souci. Nous participions à ce travail collectif du « care », c’est-à-dire du « prendre soin » des personnes, avec nos outils d’analystes. Pour offrir, à notre niveau, un petit morceau de monde intelligible et fiable aux migrants, nous accueillions dans notre lieu, très vite saisi dans sa spécificité de consultation thérapeutique, ceux qui le souhaitaient. Parole libre où les récits sont crus, reçus dans le respect du secret de l’intime. Travail d’écoute, de holding pour surmonter des vécus traumatiques. Selon la culture du patient, son degré de maturité personnelle au moment du traumatisme, l’aide pouvait viser à : – ranimer l’espoir, – se débrouiller d’une détresse paralysante en essayant de mettre des mots sur sa douleur , – garder vivant en soi le souvenir des siens, – diminuer le poids de la solitude, et de la culpabilité d’être parti en laissant des êtres chers au pays etc…

Aujourd’hui, en 2018, nous continuons d’avoir avec l’équipe, ce temps de réflexion autour de l’accueil. Nous rencontrons des migrants, qui administrativement arrivent avec des statuts différents, mais qui, comme les premiers, ont été contraints à l’exil, pour préserver leur vie. Les migrants d’aujourd’hui, comme ceux qui les ont précédés, ont pour bagage leur douleur, et ou, leur souffrance, leur détresse mais aussi un fantastique élan vital par eux-mêmes souvent ignoré.

Quels concepts, pour penser cette clinique du trauma

dans une consultation thérapeutique ? 

Ici, Winnicott vient à mon secours, avec les fruits de l’expérience éprouvante que fut, pour lui le travail de s’occuper des enfants évacués, durant la seconde guerre mondiale. Cette épreuve va enrichir sa clinique, et il va élargir sa théorie du développement émotionnel en y déployant les concepts de tendance antisociale et de déprivation. 

C’est en m’appuyant sur ces concepts que je me permets une lecture possible des symptômes, somatiques ou psychiques présentés par les patients migrants, non du côté de la pathologie (avec une valeur diagnostic) mais du côté de l’expression d’une angoisse extrême. Recevoir les symptômes comme mode principal d’expression de l’angoisse n’exclue pas leur prise en charge thérapeutique médicale classique par le médecin généraliste (somnifères, anxiolytiques et antidépresseurs apportent un grand apaisement, quand ils sont acceptés). Cela fait partie du « prendre soin » global. 

Mr X (33ans) : dans les moments de crise, il devenait paranoïaque et s’attaquait aux résidents du foyer, terrorisant son monde ! C’était, au tout début de son arrivée au foyer, sa façon d’exprimer une angoisse terrorisante liée au vécu qui a provoqué sa fuite vers l’Europe. C’était un symptôme qui céda rapidement au cours de sa prise en charge, dès que l’énorme quantité d’angoisse pris sens dans son histoire personnelle, et qu’il put de nouveau accéder à la partie saine de sa personnalité. Cela n’exclue pas son fond de personnalité paranoïde.

1°) Qu’est-ce que la tendance antisociale va ouvrir à la compréhension et à l’élaboration dans la situation de Mr X ?

Bref retours à la définition de ce concept winnicottien avec Laura Dethiville (dans « La clinique de Winnicott »)dont j’ai repris quelques formulations :

La tendance antisociale c’est le nom donné par Winnicott, à un moment de l’évolution du développement émotionnel (concern). Moment où l’enfant cesse d’être « ruthless » (sans égard) et entre dans la sollicitude, moment où pour l’enfant, s’opère sur la même mère la fusion des mouvements agressifs moteurs et des impulsions libidinales. Dans le vécu fantasmatique, l’enfant salit, attaque, vole la mère, crée le chaos et se jette sur le sein avec avidité.

La tendance antisociale peut être observée à tout âge. Elle se manifeste selon deux grands axes : – le vol ; recherche de l’objet perdu (remake du processus « créé-trouvé » … éprouver à nouveau la capacité de créer). – le penchant à la destruction ; recherche d’un environnement indestructible (récupérer l’environnement qui a fait défaut)

Quand les choses ne sont pas seulement fantasmatiquement vécues mais actées, on parle de comportement antisocial (vécu de déprivation) 

Dans l’hypothèse où avec Mr X, nous étions face à un comportement antisocial, son angoisse intense, débordante l’amenait à attaquer le cadre à la recherche d’un environnement indestructible, secourable. Par ailleurs il disait qu’il sentait de façon presque continue la terre bouger sous ses pieds comme dans le mouvement d’un tremblement de terre. La sonorité du mot arabe signifiant tremblement de terre fait écho au grondement qui accompagne une telle catastrophe ainsi qu’à mes propres souvenirs d’expériences de panique corporelle dans ce type de circonstance.Il portait, en lui, jusque dans la musicalité de sa langue, la terreur provoquée par le drame qu’il avait fui (l’effondrement de son monde familier faisant effraction dans son monde interne). Son angoisse extrême prenait l’habit de symptômes psychotiques graves.

2°) Une autre histoire sur les chemins de l’exil

A la lumière d’un autre concept de Winnicott : l’élaboration imaginative,

L’élaboration imaginative, concept transitionnel, procède de la rencontre de deux activités psychiques, d’un côté, l’activité interne du patient au plus proche du corporel, de l’autre « une activité émotionnelle, psychique de l’analyste au travail ». Ce concept est à la fois singulier et pluriel, et en cela il se distingue du contre-transfert. 

Vincenzo Bonamino en précise les contours dans un article publié dans « Journal de psychanalyse de l’enfant »(2015).

L’activité psychique côté patient :

Mr EE (23 ans) Afghan (5 séances)

Il se plaint de douleur à la tête. Cela brouille tout, sa tête va éclater. Il a peur de perdre les mots de sa langue maternelle. Il a peur de tout oublié …Il ne peut pas apprendre le français. Au fil des séances, je découvre qu’il a perdu son père alors qu’il avait 6 -7ans. Son père était souvent longuement absent dans la petite enfance, c’était un résistant en lutte contre l’occupant …. 

Il y a, dans son récit de vie, un vécu de grande angoisse, celle, de voir son histoire personnelle, ce qui le relie aux siens, disparaitre à jamais de sa mémoire. 

Ce matériel renvoie aux angoisses éprouvées par le petit garçon qu’il devait être face aux visites rares et espacées, d’un père combattant, souvent absent… avec la peur de ne pouvoir garder vivante en lui la représentation de son père, entre deux visites…

A la lumière de ces bribes d’anamnèse, je pouvais faire l’hypothèse que les maux de tête de Mr EE, ses pertes de mémoire pourraient être des manifestations, de l’expression d’une déprivation pour lutter contre la perte du cadre qui tienne contre les attaques (fuite de son chez-soi), une recherche du père. 

Quels fantasmes pourraient, alors accompagner ce fonctionnement corporel de blocage dans la tête d’un énorme nœud de souffrance et d’angoisse ? 

Lors de la cinquième et dernière séance, après avoir évoqué ses problèmes somatiques, il amena un rêve qui déclencha le souvenir d’un second, fait 2 jours avant.

Rêve 1 « Il travaillait, dans l’école qu’il fréquentait à ses 17 ans, et il y nettoyait la bibliothèque, comptait (?) les livres (fait le geste de frotter fort) » …Rêve 2 puis reprise du rêve 1 « Le professeur arrive, il est en colère contre lui et le gifle » (il a fait ce commentaire : les professeurs dans son pays, sont cruels).

Rêve 2 « une bombe éclatait dans la ville où il habitait, et il voyait 20 personnes tuées »

Dans le travail autour de ses rêves, lui sont revenus les titres des livres dont il s’occupait. Ils avaient un contenu symboliquement très chargé d’agressivité, de destructivité : livres sur Hitler, La guerre d’Afghanistan, Le roi de France, celui qui est tué (Louis XVI : geste de trancher la gorge), Les animaux de la jungle…

Le professeur cruel portait une grande barbe comme son père. Ce sont des rêves qu’il travailla comme traumatolytiques. Ils lui ont permis de déposer la destructivité enkystée dans son corps et dans sa psyché et dont une des racines se source aux angoisses liées à une figure paternelle terrifiante (professeur cruel), réactivée à l’adolescence (école de ses 17 ans), et par sa fuite récente de la terre natale, afin de garder sa vie sauve (coïncidence entre menace réelle de mort et fantasmatique oedipienne). 

Ses rêves sont venus soigner des angoisses qui mobilisaient sa tête dans la douleur et sa mémoire dans la peur de l’oubli, l’effacement, tant, dans la réalité, la menace de son propre anéantissement le pétrifiait de terreur.

Elaboration imaginative, espace de créativité partagé, espace transitionnel : comment cela fonctionnait-il, en même temps, côté psychanalyste ? 

Les associations, les souvenirs étaient revenus à Mr EE parce qu’accueillis dans un espace de créativité commun patient, analyste. L’activité interne du patient, se déployait en s’appuyant sur l’activité émotionnelle psychique spécifique de l’analyste au travail, qui fiabilisait l’espace transitionnel, l’ouvrant ici sur l’espace culturel.

En effet, je pouvais entendre quelque chose de la destruction à l’œuvre en lui, dans la mesure où historiquement j’avais ma part de barbarie, en tant qu’européenne (les livres historiques Louis XVI, Hitler, etc…). Je pouvais m’identifier à lui sans perdre mon identité. 

Le corps a toujours été très présent dans les séances, c’est le premier canal d’expression de l’angoisse. Le travail d’élaboration imaginative a ouvert le passage du corps, (la tête douloureuse), au fantasme correspondant ( dans la relation conflictuelle au père oedipien : peur de perdre la représentation vivante de ce père). Avec Mr EE, l’élaboration imaginative, du point de vue de l’analyste, en étayant le holding, en fiabilisant l’environnement a permis à cette circulation, de retrouver de la fluidité, et à favoriser le démêlage de ce qui figeait cet homme dans la douleur et l’immobilité.

Conclusion 

Les migrants font une courte halte à Pouilly. La consultation thérapeutique offre la possibilité, aux résidents du foyer qui le souhaitent, de venir déposer et défaire, tirer le fil des nœuds d’angoisse qui les torturent avec l’aide d’analystes. Notre consultation commence, généralement, par des nouvelles de la santé du patient. Quelque chose se met à circuler entre le patient, Mireille et moi : la barrière de la langue s’estompe peu à peu. Mireille prend soin du corps souffrant en apportant son éclairage de médecin. Elle fait le lien avec le médecin généraliste si besoin, et ce qui se passe sur le plan de la santé, peut venir faire sens dans l’histoire du patient au cours des séances. C’est aussi le corps du petit enfant qui s’invite à travers les souvenirs bons ou mauvais, les rêves, les cauchemars quand nous sommes dans cet espace partagé ou l’élaboration imaginative de chacun est active. 

La particularité d’une consultation thérapeutique, c’est de rendre possible, un tel travail sur un temps court. Quelques séances peuvent suffire à favoriser, à nouveau, la circularité psyché-soma, en remettant du lien, du sens, dans ce que le corps meurtri porte du monde interne, lui-même, débordé à maintenir l’équilibre, qui assure la lutte pour la vie. Je me suis demandée comment, se faisait-il, qu’au sortir de séances particulièrement éprouvantes par les récits glaçants que j’avais entendus, le vivant partagé me sortait de la noirceur. Cette interrogation m’a rappelé un de mes patient en fin d’analyse. Il vivait son travail comme un retour au terrain de jeu de son enfance. Il pouvait, enfin, accéder à sa créativité… au jouer, créer, vivre ! Le jeu créatif contient un plaisir joyeux. Lorsque je me retrouve reliée par le fil de mes capacités d’élaboration imaginative à l’espace commun de créativité, je participe à un jeu qui produit du vivant. 

 

Samedi 24 mars 2018 

Bibliographie

Winnicott « La crainte de l’effondrement » ; « Les enfants et la guerre »(Payot)

Laura Dethiville « La clinique de Winnicott »(Campagne-Première)

« Journal de la psychanalyse de l’enfant » n°2 vol.5 2015 (Vincenzo Bonamino: « Elaboration imaginative »)

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