Créativité du négatif

 

Ce travail fait suite à plusieurs années de groupe de lecture de Jeu et Réalité. C’est à la réflexion collective que je dois le désir de poursuivre et d’approfondir la lecture.  

1-La créativité selon Winnicott

La créativité est très souvent confondue avec la production d’objets d’art. Ce n’est pas cela pour Winnicott. Voici comment il introduit, dans Jeu et Réalité, le chapitre intitulé La créativité et ses origines :

«.. Je me réfère à la créativité en général sans laisser le mot se perdre derrière la création réussie ou reconnue, en lui conservant au contraire la signification de ce qui colore l’attitude globale envers la réalité extérieure. (…) C’est son aperception créative qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. »

Il oppose cette disposition à l’adaptation conformiste (compliance) qui caractérise bien des sujets. 

La créativité n’est donc pas de l’ordre du faire (fabriquer des objets artistiques, fût-ce des performances) mais de l’être en vie (being alive). 

C’est à propos du rapport du nouveau-né à son tout premier objet, disons le sein, que Winnicott évoque l’expérience originaire de la créativité. 

A l’origine, le nouveau-né est absolument dépendant de la capacité de l’environnement à s’adapter au plus près à ses besoins. « Un bébé, ça n’existe pas sans son environnement ».

La mère place le sein à l’endroit même qui permet au bébé de faire une expérience d’omnipotence : le bébé crée le sein, à condition que la tétée lui soit proposée ni trop tôt (empiètement) ni trop tard (annihilation), c’est à dire que le sein ne soit ni trop près, ni trop loin. Le bébé ne sait pas que son omnipotence est une illusion car il ne distingue pas soi et l’autre, l’intérieur et l’extérieur. Il est dit DWW, fusionné (merged in) avec son environnement.

L’expérience d’omnipotence permet l’intégration : la psyché naissante organise les expériences somatiques qui vont former le noyau du self, à condition que l’environnement  maintienne l’excitation, interne ou externe,  à un niveau qui n’excède pas les capacités du bébé d’y faire face. La mère-environnement protège le self naissant du bébé des empiètements de la réalité extérieure.

Winnicott évoque souvent la difficulté de certaines mères à s’adapter à la dépendance de leur bébé. Dans ce cas là, les bébés bricolent avec leurs capacités mentales immatures une adaptation prématurée à la réalité, en réaction à l’inadaptation de l’environnement. Certains bébés renoncent rapidement à faire usage de leur créativité. Ils vont déployer leur intelligence naissante à se formater selon le patron proposé par le premier autre, trop tôt perçu comme tel: c’est cela que DWW nomme faux-self : il se construit non par l’intégration psychique des expériences somatiques vécues par le sujet, mais par incorporation (Maria Torok) d’éléments de l’environnement à la place des propres vécus somato-psychiques. Cette incorporation  est l’effet des empiètements d’un environnement qui n’a pas su s’adapter.

 Bien des organisations névrotiques se construisent prématurément sur ce défaut du nouage somato-psychique, que pallie une vive compétence intellectuelle. Et s’effondrent lorsque la réalité confronte le sujet à l’immaturité de cette organisation.

L’expérience de créativité doit en effet être accompagnée : au rythme de la maturation neurologique de son bébé, la mère-environnement laisse grandir l’écart spatio-temporel entre lui et le sein en veillant que cet écart ne devienne pas gouffre où le sujet s’effondrerait. Progressif, l’écart déploie un champ que le bébé explore de façon créative, mettant en œuvre de nouvelles capacités d’imagination : ce champ devient transitionnel. 

L’objet transitionnel est un produit de cette créativité à l’œuvre. Pour nous, il a été trouvé dans la réalité extérieure. Pas pour le bébé : l’investissement de sa fonction transitionnelle est l’effet de sa créativité, si l’environnement le lui permet. Cette créativité portera le bébé vers des expériences plus complexes lorsque la valeur de transition de l’objet aura été intégrée au self qui s’en trouve enrichi d’autant. L’objet retrouvera alors son statut banal d’objet d’usage présent dans le monde extérieur et le désir qui s’organise portera le bébé vers des objets plus complexes.

Winnicott s’interroge sur ce qui contraint un sujet à renoncer à mettre en œuvre sa créativité.  Il est convaincu que même dans la plus extrême soumission en faux self subsiste, profondément cachée, une vie secrète que le sujet éprouve valeureuse parce qu’elle est créative et authentique. La souffrance provient de ce qu’elle doit rester cachée et ne peut donc s’enrichir des expériences vécues. 

Trop tôt contraint de s’adapter à l’autre par défaillance d’adaptation de l’environnement, le sujet redoute que sa spontanéité, qui n’est pas accueillie, ne lui fasse perdre l’amour dont il est dépendant. 

L’importance de la créativité  se repère de façon négative, à partir du désarroi des sujets lorsqu’ils en sont coupés : ils trouvent que la vie ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue, se sentent vides et ne voient pas de différence à être morts ou vivants. 

2- Un exemple clinique : Sarah

Dans un article intitulé « la relation à l’autre sans mise en jeu de la pulsion sexuelle et en termes d’identifications croisées » (Jeu et réalité chap. 10) Winnicott évoque le cas d’une adolescente de 16 ans reçue en consultation thérapeutique. Au Children’s Hospital, Winnicott recevait, la plupart du temps pour une consultation unique, des enfants et leurs parents, souvent venus de loin. La consultation était un tournant dans la vie relationnelle des familles, Winnicott considérant que les parents, s’ils n’étaient pas pervers ou gravement psychotiques, étaient les mieux placés pour accompagner la maturation de leur enfant une fois qu’avaient pu être levés, au cours de l’entretien, les blocages qui entravaient la capacité de l’enfant à faire usage de ces parents-là pour grandir. Il va sans dire que Winnicott ne pratiquait pas la séance courte !

Sarah avait été renvoyée de son école et les parents priés de consulter le Docteur Winnicott qui l’avait suivie à deux ans pour des difficultés liées à la naissance d’un frère plus jeune. 

Elle a aujourd’hui 16 ans, DWW la décrit comme « intelligente, avec un certain sens de l’humour bien que fondamentalement très sérieuse ». Il lui propose un « squiggle game », un jeu de gribouillage à deux qui est pour lui un outil efficace pour entrer en relation avec les zones « non formatées » du patient. Dans ce jeu, chacun des partenaires (l’analyste, puis l’enfant) est invité tour à tour à tracer un trait plus ou moins spontané, que l’autre transforme au gré de ce qui lui vient, le tout pouvant être accompagné d’un commentaire, parfois adressé, parfois sotto voce comme lorsqu’un petit enfant joue seul à côté de sa mère.

Sarah se rappelle être venue en consultation quand elle avait deux ans, parce qu’elle était « malheureuse de la naissance de son frère » mais elle n’en a plus qu’une vague impression. Elle confirme que ses parents et son école considèrent tous qu’elle doit de nouveau consulter. Elle n’évoque pas les causes de son renvoi et DWW se garde de pratiquer un interrogatoire intrusif. Le but du squiggle game, aux règles fort peu contraignantes, est d’entrer en contact avec la partie non formatée, ni intelligente, ni sérieuse, de l’adolescente.

La première transformation que propose Sarah donne à l’analyste l’occasion de faire des remarques positives sur le dessin produit. Quand vient son tour de proposer un premier trait, elle le rend intentionnellement « le plus difficile possible ».

Notons la nuance d’agressivité que l’adolescente introduit d’emblée dans le jeu, comme en réponse à l’appréciation positive du thérapeute. Nous suivons pas à pas le développement de la relation qui s’instaure au moyen du jeu. (Vous pourrez vous y reporter dans Jeu et Réalité).

Le jeu crée un espace particulier qui se déploie entre la vie intérieure de Sarah, son trésor caché, et l’ouverture offerte par le non-savoir du thérapeute (le savoir serait intrusif et pousserait l’adolescente à se refermer sur ses défenses). C’est un espace mobile que le jeu explore et constitue en même temps : un espace transitionnel. En complétant le trait spontané de Sarah, Winnicott propose une forme possible, non une interprétation. 

Le jeu se poursuit, accompagné d’un bavardage léger, jusqu’au moment où elle commente soudain le trait spontané qui lui est venu : « c’est tout rabougri, ça ne jaillit pas ». 

« Il était évidemment nécessaire que je comprenne que c’était un message et que je sois prêt à lui permettre de déployer l’idée qu’il contenait » commente Winnicott. 

Si l’interpellation n’est pas accueillie, le moment risque de ne pas se représenter et le travail ouvert par ce jeu va s’enliser dans les retranchements défensifs de la jeune fille.

Winnicott intervient alors « pour lui indiquer que j’éprouvais des sentiments en rapport avec ce qu’elle disait ». 

Le thérapeute témoigne de sa disposition à « éprouver avec », dans un champ psychique  partagé. Il ne sait pas où l’emmène Sarah, et elle même semble l’ignorer. Mais une Sarah secrète s’obstine, que Winnicott sent  «impatiente de se manifester, de se révéler à elle même et à moi. » 

3-La manifestation du clivage

« Je passe mon temps à tout mettre en œuvre pour que les gens m’aiment, me respectent, ne se moquent pas de moi.  Je passe mon temps à me demander quelle impression je produis » dit elle.

La confiance semble établie. Winnicott lui propose d’évoquer ses rêves nocturnes. Le rêve et ses associations se déploient dans le même espace que celui qu’avait initié le jeu de squiggle, l’espace de transition entre le sujet et l’investissement de l’objet. Comme le jeu, le rêve est une figuration des expériences émotionnelles vécues par le sujet.  

Sarah évoque un rêve récurrent : dans un environnement familier, elle est poursuivie par un homme grand et sombre ; elle se sent engluée dans une situation vaguement menaçante. Elle précise qu’il n’y a « rien de sexuel là dedans ». 

 L’insécurité que figure le rêve n’a pas pu être prise en charge par l’organisation de la vie pulsionnelle « sous le primat du génital », comme dit Freud, et ne se métaphorise pas en fantasme d’agression sexuelle. Elle reste gérée par l’organisation primitive duelle.

Un autre rêve évoque, dans un environnement tout aussi familier, une sensation de danger : « il y a une sorcière dans le placard (…) elle a une grosse oie blanche qui est beaucoup trop grosse pour ce petit placard. » « Chaque fois que la sorcière fait un pas, la marche disparaît en dessous d’elle de sorte que je ne peux pas lui échapper ». 

Winnicott suggère que l’oie bien trop grosse pour le placard de la sorcière évoque  la grossesse de la mère quand Sarah avait un an ¾.

« C’est possible », dit elle « mais à cette époque je n’arrêtais pas de mentir à ma mère. » 

La partie adaptée, rationnelle accepte l’interprétation de Winnicott  mais une autre Sarah exprime, comme en rêve, «  le sentiment d’avoir été trompée. » Le sentiment que sa confiance a été trahie (la mère devenue enceinte) advient à la conscience sous la forme inversée « je mentais tout le temps ». 

C’est la fonction-miroir de l’analyste qui permet que se manifeste cette zone de la personnalité où la limite entre sujet et objet est indistincte : il y avait du mensonge… De cette partie de sa personnalité, la jeune fille n’a aucun savoir, ce qui indique qu’elle a fait l’objet d’un clivage (Winnicott utilise le terme dissociation pour traduire le terme freudien de Spaltung). Mais elle cherche à se faire reconnaître.

La confidence d’une Sarah à deux voix se poursuit, dans la même phrase : « sur le plan rationnel et logique, je grandis plus vite que sur le plan émotionnel…  C’est comme si j’étais assise au sommet de la flèche d’une église. Il n’y a rien nulle part alentours pour m’empêcher de tomber et je suis démunie (helpless). Il semble que j’arrive tout juste à garder mon équilibre. »

La première partie de la phrase, intelligente et adaptée, semble une observation de l’extérieur,  sans doute conforme à l’opinion des adultes. La deuxième partie témoigne d’une émotion plus intime, authentique. C’est bien là la différence entre faux self adapté, rationnel et self authentique qui, pour Sarah, est resté dans un mode d’organisation infantile. 

Winnicott rappelle la difficulté rencontrée au moment de la naissance du petit frère. L’interprétation « semble acceptée » par la Sarah rationnelle et  logique. (On pense à la jeune fille homosexuelle qui disait à Freud : « comme c’est intéressant… ») Mais l’autre Sarah, qui n’a pas perdu l’espoir de se faire reconnaître, poursuit : « c’est plus que ça. Par rapport à ce qui me poursuit, ce n’est pas un homme qui poursuit une fille,   c’est quelque chose qui me poursuit. C’est parce qu’il y a du monde derrière moi. »

« Là, dit Winnicott, elle devient manifestement malade ». 

Winnicott ne nous dit pas que l’entretien a rendu Sarah malade. Il constate que la partie folle (au sens de non rationnelle) de l’adolescente, qui était soigneusement clivée, peut se manifester clairement car Sarah a pu se laisser aller à la dépendance au transfert: « elle avait une très grande foi en moi. » 

Sarah indique comment elle a construit son moi « intelligent et sérieux » sur le rejet en dehors d’elle du « mauvais » que symbolise la sorcière du rêve: « Les gens pourraient se moquer et si je ne me reprends pas à temps pour traiter ça rationnellement, ces moqueries derrière mon dos vont faire mal.»

Les « moqueries » évoquent l’incompréhension des adultes devant la régression de la fillette à un an ¾ : devant le danger d’effondrement qu’il éprouve en sentant son univers se modifier avec la grossesse maternelle, un bébé régresse un temps à la fusion avec l’environnement porteur (un pas en arrière pour mieux sauter !). Mais la mère qui fut environnement porteur ne peut plus le porter (ni physiquement ni psychiquement) puisque la place est occupée (« une oie bien trop grosse pour le placard »)… Elle attend de l’aîné qu’il soit « grand », et celui-ci, qui ne veut pas la décevoir, et désire également grandir, bricole une façon de « se reprendre pour traiter ça rationnellement » sans pouvoir élaborer l’ambivalence de ses sentiments envers l’objet aimé. 

4-L’ambivalence des sentiments

Que sont devenus, dans cette construction rationnalisante, les sentiments négatifs, désespoir, hostilité, haine, envie de détruire? 

Au collège, Sarah se sentait « sans valeur (…) Le pire, c’était quand je confiais quelque chose de très intime à quelqu’un en qui j’avais absolument confiance : j’espérais  qu’il n’allait pas se détourner avec dégoût… Vous voyez, il n’y a plus personne… Le pire c’est quand je pleure et ne trouve personne. »

L’adolescente revit sa vulnérabilité, sa dépendance à un environnement qui reste vide… 

Puis elle se reprend, comme en une pirouette : « Bon, ça va, j’y arrive … Quand je suis déprimée, je suis glauque et renfermée et tout le monde se détourne ». Sa propre humeur (je suis déprimée) serait donc responsable du vide ? Mais qu’est ce qui provoque cette humeur ? 

Winnicott lui propose un éclairage interprétatif. Il dira plus tard qu’il s’en serait abstenu s’il avait su que l’adolescente allait s’engager dans une véritable analyse, afin de lui laisser faire l’expérience de sa créativité : donner elle même du sens à ce qu’elle éprouve. 

«  Tu détestes la personne dont tu dépends parce qu’elle a changé et cessé d’être compréhensive et fiable. Tu te déprimes au lieu d’éprouver de la haine pour la personne qui était fiable mais a changé ».

La dépression prend la place des sentiments négatifs. Sarah était bien trop dépendante de la mère-environnement pour assumer sa haine pour la mère-objet au moment où celle-ci a brusquement pris la place de celle-là! Sarah est déprimée faute d’avoir pu élaborer en toute sécurité, à son rythme, la position dépressive.

« Je déteste les gens qui me font du mal » confirme-t-elle. 

Et soudain, dans le transfert, elle se met à « vitupérer contre une femme de son école », et laisse tomber toute logique pour exprimer des sentiments tout à fait délirants. Elle « remet en acte », dans le transfert,  « l’attaque maniaque » qui s’était produite à l’école : « J’ai alors compris pourquoi elle avait été renvoyée avec le conseil de me consulter ! »

Elle se sentait persécutée par une surveillante d’internat (house mother !) à qui elle trouvait, en miroir, les mêmes ‘défauts’ qu’elle se reproche à elle-même. Un jour, exaspérée par les empiètements dont elle accuse cette personne, elle jette un couteau sur la porte de la pièce que cette surveillante occupe, indument selon elle. « Tu es folle ? » réagit la surveillante … Le ton monte, l’affrontement est violent, soudain Sarah se met à « hurler, hurler, hurler… » C’est ainsi qu’elle avait manifesté sa détresse à un an trois quart, quand sa mère attendait le petit frère. 

La Sarah raisonnable dit de la surveillante : « à  l’intérieur elle est tout aussi insécurisée que n’importe qui» : sollicitude pour l’autre qui la blesse. Mais la vie intérieure de Sarah est lourde de haine et désir de détruire qui ne parviennent pas à s’organiser en sentiments : ils se manifestent en comportements (passage à l’acte clastique : le couteau, les hurlements, la crise de folie)

Non accueillie dans la psyché, du fait du clivage précoce, sa destructivité ne pouvait être élaborée et intégrée au self comme une énergie positive, qui pourrait plus tard être sublimée dans le « faire ». 

L’adolescente « paraît soulagée de pouvoir parler sérieusement de tous ces évènements », (la Sarah sérieuse et logique est à ce moment-là en contact avec la Sarah qui était folle: dans cet instant le clivage entre self authentique et self apparent, faux-self est levé).

 Mais Winnicott se rend compte qu’il ne suffit pas que la jeune fille puisse « atteindre une pleine expression de sa haine » : il faut aussi que cette haine trouve son objet : « ce n’est pas la femme qui la provoque, qu’elle hait, mais celle qui est bonne, compréhensive et fiable » (et qui a changé). Là se situe le court-circuit qui a empêché l’élaboration de la position dépressive : Sarah invente la sorcière pour continuer à aimer la mère totalement bonne de l ‘époque fusionnelle.

Winnicott réfère cette haine au « désillusionnement brutal quand la mère était enceinte de 6 mois ». Pour Sarah, sa mère est « ce qu’elle peut rêver de mieux comme mère. » La haine a été clivée et projetée au lieu d’être élaborée par la psyché et intégrée au moi. Nous avons vu qu’elle n’a pas pu être prise en charge par la fantasmatisation sexuelle. Elle persiste comme une menace sourde, irreprésentable de  « quelque chose qui me poursuit »

Toute rencontre avec une personne particulièrement bonne est dès lors entachée de méfiance. Cette impasse se révèle dans le transfert : « je suis là, tu as pu m’utiliser; mais ton schéma te dit que je peux changer et te trahir. » 

D’abord déroutée par cette interprétation, Sarah associe sur une relation amoureuse avec un garçon qu’elle a inconsciemment poussé à rompre à force d’être convaincue qu’il allait ne plus l’aimer et la laisser tomber.

« C’est la répétition qu’elle redoute et espère en même temps, parce que c’est une chose bien encastrée» (built in) depuis le changement de la mère. La fillette « a élaboré la conviction que tout ce qui était vraiment bon risquait de changer et de provoquer sa haine et son envie de le détruire » qui existent désormais comme une menace indistincte dans des zones hors d’atteinte de sa psyché, les zones grises de l’indistinction qui n’ont pas pu être parcourues et devenir espace transitionnel. Elle n’a pas pu élaborer des sentiments ambivalents envers l’objet qui enrichiraient la qualité et l’authenticité de ses relations avec le monde qui l’entoure. 

5-La fonction subjectile de l’analyste dans le transfert

Dans la rencontre avec Winnicott, Sarah fait une expérience créatrice : quelqu’un est réceptif à l’immense malheur dont elle continue à éprouver la menace. La source est perdue car l’expérience originaire n’a pu être reflétée au miroir de la psyché de l’autre maternel. Ce que je nomme la fonction subjectile du premier autre s’est révélée défaillante (il ne s’agit pas d’incriminer la mère réelle). Cette défaillance s’est produite à un moment où la fillette traversait une régression qui aurait pu être féconde si elle avait été accueillie. Elle n’était pas mûre pour assumer l’ambivalence de ses sentiments vis à vis de la mère aimée avec laquelle son angoisse la faisait fusionner. Les mamans enceintes ont souvent du mal avec les régressions des aînés…  Elle a donc rejeté hors de ce moi en construction la haine et l’appétit de détruire l’objet fiable/non fiable. C’est ce processus qui se reproduit chaque fois qu’un objet se présente et lui inspire de la confiance. 

Winnicott accompagne Sarah dans la découverte de cette expérience dont elle redoute et appelle la répétition. Il ne manifeste pas d’effroi quand elle devient folle en racontant son passage à l’acte avec le couteau à l’école… Il ne modifie  pas la qualité de sa présence ni sa proximité. Il lui reflète pas à pas ce qui se produit sur les différentes scènes qui sont convoquées dans le transfert, non seulement celle de l’école que la Sarah intelligente se remémore très bien, tout en n’y comprenant rien, mais aussi celle qui échappe à l’intellection, les évènements non inscrits de sa toute petite enfance en relation avec la disparition de la mère-fiable et leur reproduction dans la crise mise en acte dans le transfert. Au fil de la séance, se tenant au plus près de ce que l’adolescente lui fait éprouver en écho à ce qu’elle ne sait pas d’elle-même, l’analyste soutient la continuité dans le temps, laissant se déployer un espace dans lequel la Sarah clivée peut se manifester et être accueillie : dans le transfert, elle peut revivre les affects excessifs (fous) qui avaient provoqué la crise clastique pour laquelle elle a été renvoyée de l’école. 

Winnicott soutient le transfert en élaborant psychiquement ce que vit la jeune fille : il offre son appareil psychique comme support des représentations que Sarah n’avait pas pu élaborer. C’est ce que je nomme « fonction subjectile » de l’analyste. Son activité de penser (dans le silence, la plupart du temps) permet à Sarah, dans le champ d’un transfert qui crée un espace psychique partagé,  de faire à son tour des liens psychiques : les évènements qui lui reviennent en mémoire s’en éclairent. Elle fait l’expérience de sa capacité nouvelle à manier les symboles pour nommer le bruit et la fureur intimes, l’agressivité et la destructivité qui paralysent sa vie intérieure. Appuyée sur le transfert, la Sarah sérieuse et intelligente entre en contact avec la Sarah affolée : le gouffre entre le self authentique clivé et le moi raisonnable adapté devient un espace praticable. (Marc Augé : « L’espace est un lieu praticable » in Non-lieux)

C’est exactement cette capacité de pratiquer l’espace de toutes les transitions que Winnicott nomme créativité. Elle nécessite que le sujet puisse rester en contact avec les parties non formatées, non adaptées, de sa personnalité : l’informe devient source vive. 

Sarah n’est pas retournée à l’école, elle a suivi le télé-enseignement pour s’engager dans une analyse qui dura trois ans, dans laquelle elle a investi toute son énergie psychique. On imagine assez bien que des moments critiques comme celui que nous décrit Winnicott ont dû être retraversés plus d’une fois avant que haine et destructivité ne deviennent des sentiments propres dont elle peut faire usage dans ses relations aux autres. Au moment où Winnicott publie son article, elle a pu faire des études supérieures. L’analyse lui a permis de « se rejoindre » comme dit joliment une de mes patientes : le self authentique n’a plus besoin d’être traité de fou et clivé du moi adapté. Il fournit  son énergie psychique aux relations que le moi tisse avec le monde et se trouve en retour enrichi de ces expériences : la vie vaut vraiment la peine d’être vécue. 

                                     Tours le 8 octobre 2016.

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